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SOMMAIRE n° 2 BLEUE

 

céline reuilly, à la recherche de me, Artaud étrange étranger.


Poétiquement, Artaud est dans le mythe, un mythe qui donne sens à une aventure poétique : c'est le mythe de l'origine des langues. A la recherche d'une langue d'avant les mots — ce qui est proche de ce que Michaux appelle les avant-langues —, Artaud entreprend un savoir sur le discours au sein de sa création (1). Ses réflexions sur la pratique poétique, sur le théâtre, sur ses dessins, les glossolalies mêmes, disent que c'est toujours le langage qui est donné en perspective, un langage en devenir dans le présent du dire, car en mouvance continuelle, un langage qui déborde les mots, par nécessité, nécessité de désaliénation (2).
Théâtre de l'identité, théâtre de transformations perpétuelles, son écriture constitue une dynamique de la transmutation ; la globalité-unité du sujet est une imposture pour Artaud, et la seule posture est l'indéfinissable unité du sujet, qui fait, précisément, l'infini du dire. Artaud affirme que le sujet est hors-catégories, "une espèce d'individualité répulsive qui n'est jamais ceci ou cela et s'est toujours refusée à entrer dans ceci ou cela" (XIV**, 24)(3), son aspiration étant d'échapper à l'emprise des catégories générales d'opération "normale" et de libérer la connaissance de nous-mêmes du poids monumental des interprétations universelles afin de découvrir notre propre forme.


Son oeuvre est un dire l'identité en tant que recherche, questionnement. C'est le sens de la pluralité des sujets — qui n'est pas néanmoins du discontinu mais un continu — qui ne peut que mettre en cause la légitimité d'un moi monolithique. C'est à travers la pluralité des moi que peut se théoriser la mouvance du sujet.
C'est déjà la problématique affichée avec le premier poème mental Paul les oiseaux ou La place de l'amour, qui met en scène le flottement des identités d'Artaud-Brunelleschi-Uccello, avec ce va-et-vient entre je et Il, entre Il et moi, dont les instances se modifient, glissent et s'échangent selon qu'on est à l'intérieur ou en dehors de la pensée d'Uccello. Le même thème des dédoublements du "moi" est repris et amplifié dans la version de 1925 : Artaud y fait correspondre différents plans mentaux en jouant sur la simultanéité des instances. Cet éclatement de la conscience en plans n'est pas sans rappeler la topique freudienne ; c'est que la question de l'identité revient à poser la question du "moi" dans les termes où Artaud l'a trouvée au sein de la culture occidentale et rationaliste de son temps.
Mais avec Uccello, est-ce l'identification mythique qui importe en elle-même ou plutôt le rapport entre une identité questionnée et le mythe ? La recherche d'Artaud, dans et par l'écriture, est une nouvelle manière de dire et de vivre la question de l'identité, qui est certainement moins une "question" qu'un rapport. Et c'est d'ailleurs avec la plus grande prudence qu'il faut traiter le rapport d'Artaud à l'identification mythique et se garder d'y voir trop vite "le rêve d'une vie sans différence"(4). On ne peut réduire à un équivoque "sentiment océanique" (Freud) la revendication poétique d'ouverture, ni épuiser la commode formule du "je est un autre" de Rimbaud pour mieux éluder le rapport du singulier au pluriel.
Artaud ne s'identifie pas aux mythes, mais cherche à "faire corps" avec eux, par la force impersonnelle qui, rejetant le moi le reconstitue sur un autre plan : c'est ce qu'Artaud appelle un "problème impensable", problème auquel il ne cesse de vouloir donner une formulation autre que dualiste : moi/monde, sujet/objet, intériorité/extériorité. Et ce qui émerge c'est ce qu'Évelyne Grossman a analysé comme étant "une autre modalité du rythme dans laquelle le je transpersonnel tend à devenir une instance plurielle"(5), prolongement de la version mythique d'Héliogabale aux Tarahumaras, où le je est le mouvant de toutes les voix, réactualisé à chaque instant, hic et nunc.
Si Artaud espéra trouver chez les Tarahumaras la preuve que l'"irréflexion" est le secret de toute "authentique culture", rien n'autorise cependant à assimiler cet irréfléchi à un irrationnel. L'Occident s'étant construit sur un clivage entre rationnel et mythique, on ne peut continuer à en faire usage pour accéder à la démarche de qui tenta de s'en arracher. Il n'est qu'à relire, par exemple, le projet de biographie mythique élaborée en 1931 (celle d'Abélard) par Artaud pour saisir que le mythe est d'abord pour lui "une efficacité symbolique faite vie" et non un additionnement de symboles tout au long d'une vie, qu'il est "un rythme majeur" (I**, 173).
En ce sens, l'"identification mythique" (le terme est d'ailleurs trop approximatif) n'est pas une perte d'identité au profit d'une altérité captatrice, ni une abolition fusionnelle, mais une aventure du sujet dans et par l'écriture, où le "moi" est le centre d'une ellipse en perpétuelle transformation, et le passage des sujets dans le théâtre des mythes est un savoir poétique.
Interroger la question du sujet chez Artaud, le problème du moi, la mise en cause même de son autonomie, c'est rencontrer l'aspect clairement politique et anthropologique que revêt cette aventure. Le choc contre choc de l'écriture, l'écriture comme coup de force, mettent en jeu et ont pour enjeu le devenir du sujet, disent le refus de la perte : l'aventure du dire passe par "qu'est-ce que l'homme ?", en relation de dépendance avec "qu'est-ce que je?"
Au Mexique et à son retour, Artaud a écrit divers textes rassemblés dans Messages révolutionnaires, dans lesquels il dénonce conjointement le Marxisme(6) et l'esprit idolâtre de la latinité occidentale, ouvrant un procès d'une grande ampleur : Artaud est conscient qu'il ne sert à rien de dénoncer les formes sociopolitiques prises par le capitalisme bourgeois si l'on ne s'attaque d'abord aux racines mêmes du processus de capitalisation, lié à la conception que l'on s'y fait de l'identité.
C'est d'une résistance à la conception chrétienne de la "personne" dont il s'agit, mais c'est aussi une critique faite de la notion traditionnelle de personne, au sens de "personne morale", liée à la conscience de soi et à l'exercice de la raison (Kant, Leibniz), et d'un rejet de toutes les tentatives contemporaines visant à briser la résistance de l'individu au profit d'un hypothétique équilibrage de l'inconscient et du conscient. Le Mexique, visiblement, l'attire là où il rebute la plupart : par le "mépris de la personnalité humaine" (VIII, 413). Et il semble opter — dans le sillage de René Guénon, qui a publié entre autres Orient et Occident en 1924 (7) — pour une vision "initiatique" en quête d'Absolu, contre la conception occidentale du moi :


Il faut vraiment que la philosophie telle qu'on nous la ressasse et qu'on nous l'impose ici en Occident, se soit fait une bien faible et bien mesquine idée de l'être, pour avoir osé appeler moi cette partie véritablement excrémentielle de l'âme où se déverse la mémoire de nos plus brutales, de nos plus instinctives émotions. (VIII, 13)

Dans les lettres et Cahiers de Rodez, la question du double, qui était déjà à l'oeuvre dans les textes précédents, devient centrale, et s'élabore une lutte contre tout double, car "la loi de l'être", qu'Artaud refuse, est toujours double et oblige à en passer par la "dialectique" du moi et de l'autre, où le moi est doublé par un autre. L'écriture est alors cette chaîne de réénonciations, où le sujet est problématisé dans et par l'écriture, chaque fois réactualisé. Sujet "imprédictible", sujet flottant, sa problématisation est le laboratoire de sens nouveaux, indéfiniment. Benveniste soulignait d'ailleurs le caractère unique de chaque énonciation, le fait que chaque fois que le je apparaît, "une expérience humaine s'instaure à neuf", chaque énonciation étant un événement singulier, individuel, "semel-natif", c'est-à-dire qui n'apparaît qu'une fois (du latin semel, "une seule fois")(8).
La relation de je à l'autre — où le tu est partie intégrante de l'énonciation en je (9) — est instable, car la recherche est celle d'un moi sans l'autre. L'insistance sur le "moi", l'accent intonatif mis sur "moi", traduit en effet la distance qui sépare le "je" du "tu". Recherche légendaire et agônique, là où le dire est un continu infini.
La duplicité se joue entre moi et "moi". L'écriture met en scène, historiquement et poétiquement, la dialectique de moi avec moi. L'autre moi, c'est le moi de la psychanalyse, cet inconscient qui aurait une responsabilité propre, et qu'Artaud ressent comme un emprisonnement, une conscience étrangère manipulatrice. Dans les premières lettres de Rodez est dénoncé dans l'inconscient le mythe des temps modernes, devenu "paraît-il notre maître et qu'on nous refuse le droit d'accuser puisqu'on nous dit que par nature il est de l'inconscient", alors qu'il est le produit de l'aliénation volontaire, "de notre adhésion à tous à la force de la société" (XI, 48).
Est critiquée la transformation d'un inconscient — sauvage, lacunaire — en un discours organisé, la pénétration de toute une "psychurgie" inventée par les prêtres, les philosophes, les psychiatres, et qui, pour avoir trouvé repaire dans la langue, a fini par constituer la loi de l'inconscient, l'inconscient comme Loi. Dans une lettre adressée au Dr. Allendy en 1927, Artaud disait déjà ses réticences vis-à-vis du traitement psychanalytique, son refus d'être pénétré par une conscience étrangère :


Vous ai-je dit que les séances de psychanalyse auxquelles j'avais fini par me prêter ont laissé en moi une empreinte inoubliable. [...] il y a dans cette curiosité, dans cette pénétration de ma conscience par une intelligence étrangère une sorte de prostitution, d'impudeur que je repousserai toujours. [...] du plus profond de ma vie je persiste à fuir la psychanalyse, je la fuirai toujours comme je fuirai toute tentative pour enserrer ma conscience dans des préceptes ou des formules, une organisation verbale quelconque.
(I**, 144)

Mais l'autre "moi", double de "moi", c'est aussi et surtout la conscience inspirée, incarnée, c'est Dieu, ce fétiche projeté par les hommes dans le ciel des idées, qui est l'idée elle-même, le "souffleur" qui organise le théâtre du "moi", émanation de la mauvaise conscience.
Le double étant dans le langage, Artaud rejette le dédoublement sous forme de dialogue intérieur, l'esprit se parlant à lui-même, et par lequel "je" cohabite avec cet autre de mon moi où "je" me pense :

Mon esprit ne me parle pas./Je n'ai pas de mental réfléchissant/Je ne suis pas en grand concile avec les consciences, je suis seul./ Je n'ai pas de moi./Je suis un être corps/Je ne regarde pas mes pensées au plafond./Je n'interroge pas ma conscience (XVII, 286)

L'acte de discours en je, dans le présent de l'énonciation, refuse le précepte philosophique "je suis moi", le "cogito ergo sum" cartésien, aussi bien que l'entité psychanalytique. Il s'agit d'une sorte de "je prosodique", qui avance par transformations, par séries de refus de la caractérisation, entre le "je n'ai pas" et le "je ne suis pas", via le "je suis". Le "je n'ai pas" manifeste le prolongement d'une pensée du sujet comme non-propriété, comme mouvement ; c'est dire que l'expérience de la subjectivation ne peut se réaliser avec le verbe "avoir", car il place le langage et son sujet du côté de l'instrumentalisme, de la possession, alors que l'aventure du sujet est du côté de la "motilité".
On assiste à un travail de déconstruction des structures grammaticales où s'exprime le pronom réfléchi, à une écriture en lutte contre une pensée réflexive. Contre la pensée et le jugement, l'écriture tente de se débarrasser du double, ce double qui se dit dans le déterminatif même ajouté aux pronoms identitaires (moi-même, lui-même, soi-même) :


Moi je ne me donne pas à qui veut me prendre parce que je n'ai pas de me à donner, mon me est toujours un autre
(XVI, 196)

Le sujet transsubjectif de l'écriture poétique n'est pas le "moi-même" de l'identité, il est au contraire un infini, qui excède toute détermination, il est une activité langagière qui déborde le sujet psychologique, il est le je-ici-maintenant des textes, l'individuation, et non l'individu. C'est bien ainsi que Benveniste décrit le fonctionnement du "je" dans le discours, où le "je" est un embrayeur (un shifter), qui n'existe qu'en tant qu'il est actualisé dans l'instance du discours, marquant alors le procès d'appropriation par le locuteur (10) :


Ne te connais pas toi-même, je reste un ignorant absolu, /sans contingences. /Je ne comprends pas, je ne sais pas. Je suis. (XX, 270)

Lorsqu'Artaud écrit "je n'ai pas de me à donner, mon me est toujours un autre" Ou : "Self-défense : /ne pas approfondir ce que je suis/et que personne ne sait/'et dont chacun ne peut qu'inférer son existence à travers/ma recherche de me. /Je suis l'infini et l'approfondir ne finirait jamais." (XX, 291), cette forme de langage porte en elle la légende de la recherche de moi et en même temps est brisée la métaphysique du langage, car le "me" n'est pas une entité mais un acte de langage et se situe dans une dynamique de langage. C'est que le langage est invention, un faire à la recherche d'"absence d'idée personnelle" (XX, 270) et de "sa forme circonstanciée d'abord" (I**, 176), débarrassée des scories de l'altérité. Nous sommes loin du "je est un autre" et plus proche de "je est autre" :


C'est le secret du sacrifice de soi. Passer son temps à détruire toutes les formes qu'on trouve jusqu'à être l'absolue non-forme qui s'impose toujours de soi.— Le secret est qu'il n'y a de secret que d'être cela qu'on n'est pas, et ce n'est pas un secret mais une âme (XVIII, 191)

Le ne, le ne... pas, qui traversent l'oeuvre d'Artaud et ponctuent les Cahiers de Rodez, situent le discours clans cette recherche d'une "forme circonstanciée", en dehors de toute catégorisation, tout protocole de nomination. Le ne est le savoir-non-savoir du sujet. En ce sens, le ne... pas signale une conduite de l'écrire, qui se veut dans la non-forme afin de trouver sa forme.
La recherche du je-autre passe aussi par le discours du "non" :


Mon extrême conscience non de moi mais de Je, non [...], /puisque vous ne comprenez rien de plus afin que votre oui vous étouffe, Je n'a pas de moi et ce n'est pas moi, c'est non. /Et quant au révolté contre Je ça non, Je la creusera dans le ça par le non. [...] Je donnerai le Je par moi/à un autre qu'Antonin Artaud (XVI, 169)

Mot-phrase — quand un mot participe à la signification générale d'un texte, il devient un mot-phrase, au sens où les linguistes disent que "oui" ou "non" est un mot-phrase : son statut le fait passer de l'ordre du mot à l'ordre du discours, du signe au rythme(11) — "le non" érige une tension, il est en relation de dialogue en même temps qu'il symbolise le "contre". La chaîne rythmique manifeste le drame du "je" et du "moi", par les séries de contre-accents et accents d'attaque.
Le discours d'Artaud est une écriture vers le je-moi, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une scription qui a pour vectorisation la valeur. La visée est le "moi sans moi", le je sans moi "par moi". Le questionnement du je, son indiscernabilité, est une provocation pour le langage, son inommabilité un "pousse-à-dire". L'écriture met en scène "cet effarant problème du moi qui ne veut jamais se rendre à lui-même, lui-même [...]. C'est là, sur ce point de l'éternelle bataille entre le moi et le non moi" (12), Artaud soulignant bien la dissociation à l'oeuvre en mettant, typographiquement, l'accent sur le pronom réfléchi.
La recherche d'un sujet spécifique, du moi, devient une nécessité du vivre : "j'ai besoin de moi pour être et me sentir exister moi aussi"(13), et il s'agit encore et toujours, comme Artaud l'écrivait vingt ans plus tôt à Jacques Rivière, d'abolir "la distance qui me sépare de moi". Car en dehors du "déterminé conscient", "nous ne sommes plus que n'importe qui, n'importe quoi, et nous disons et faisons n'importe quoi".
Les Cahiers de Rodez cherchent à manifester la présence du sujet, font acte de langage contre la conscience commune qui assigne une place fixe, celle de la "folie qu'on enferme" (l'expression est de Rimbaud) et qu'on réduit au silence. Leur visée est la force du corps-sujet, la manifestation d'un geste et d'une quête de l'identité, débarrassée des "esprits" qui l'envoûtent. Et cela passe par ce que Jean-Michel Rey appelle la répétition intensive, "mouvement par lequel la phrase se reprend en s'altérant"(14). Il s'agit de rythmer, sur le mode intensif, avec la répétition des simples mots tels que "Moi, Antonin Artaud", "C'est moi qui", "je suis celui qui", "je ne suis que", "Moi je suis". L'acte illocutoire des énoncés performatifs dit celui qui impose et martèle : Artaud semble avoir trouvé dans l'énonciation performative une modalité pour s'inscrire, un faire du dire qui fait être son sujet.
La recherche du "moi" se transforme en une poétique du moi, le pronom tonique donnant à entendre au lecteur la force d'une voix spécifique, à la recherche de l'unité du "moi tout seul", où l'autre est toujours celui qu'il faut rejeter. La visée est l'infini, le mouvement du dire infini, qui passe par la dialectique du moi et de l'autre :


C'est mon travail qui m'a appris à faire/les signes que je fais après beaucoup de recherches et de tentatives dans tous les sens/ [blanc] /Insensibles changements, mon travail,/[blanc]/ tout seul/ non moi en face de moi mais moi tout seul sans moi,/ non le non-moi en face de moi. (XX, 312)


L'intensité sémantique ne tient pas seulement ici dans le sens des mots, mais est le fait du travail du rythme, et précisément de la multiplication des accents. La tension est réalisée par l'effet cumulatif des séries de contre-accents, ceux-ci étant combinés par l'organisation prosodique, qui constitue des chaînes de signifiance. Les échos prosodiques en [m], [t], [n] et [s] sont le récitatif du "moi", moi proéminent. Les répétitions rapprochées de "mon travail", de "tout seul", et de "non (moi/le non-moi) en face de moi" disent le rythme de la reprise et de l'auto-définition identitaire, sans cesse déplacée et néanmoins continue. Et "Insensibles changements, mon travail", placé isolément mais passant le blanc par le contre-accent, réalise un effet rythmique visuel avec la théâtralisation du blanc en même temps qu'il réalise le continu du discours, qui s'affiche comme un travail dans et par le langage.
Les déplacements du dire ont partie liée avec le devenir-sujet, avec la possibilité qu'expérimente Artaud de dire je suis. La nécessité du vivre-écrire répond certainement à la situation de l'enfermement asilaire, et c'est pourquoi l'invention de formes langagières singulières rend indissociables la question de la folie et la question du poétique. Les Cabiers de Rodez sont le travail d'écriture pour accéder à la plus grande efficacité, celle qui transforme le sujet à mesure qu'elle se développe ; ils sont l'indice d'une relation de l'individuel au collectif, dans et par le langage, les événements langagiers qui se répètent, s'appellent, s'altèrent, et qui constituent une sorte d'immense commentaire sur "soi" et ses paradoxes, montrant la portée du travail pour se soustraire à l'emprise de l'autre, l'autre qui n'est autre que la société et ses avatars. Va d'ailleurs dans ce sens la nécessité d'ajuster le "je suis" avec le "je peux "et le "je veux", les modalités verbales étant les marques par lesquelles le sujet de l'énonciation s'inscrit dans sa propre énonciation et la commente.
Artaud écrit la recherche du positionnement du sujet : "Je ne peux être autre que d'être tel que de me faire tel que je me veux" (XV, 173). L'enjeu est de regagner le je, par et dans l'écriture, et pour Artaud le sujet ne peut vivre que par le martèlement du "moi", c'est-à-dire une forme propre, pour qu'advienne "autre chose", le je-me. Ce qui revient à exprimer le devenir-sujet comme aventure de l'inconnu, hors la nomination, celle-ci étant considérée comme processus de fixation et de conservation :


C'est que ce n'est pas moi mais ce qui en moi fait l'esprit, l'âme, le coeur et le corps, ce n'est pas le moi-même, ni le soi, ni le lui, ni l'autre, et ce n'est pas Dieu, ce sera autre chose parce que je le veux, car c'est Je. — Et mon je, à moi, ici, et pas le précédent car c'est dans la lutte de Je à Je que Je suis et je garderai pour moi pour l'instant sans Dieu ce 3e Je qui supprimera les 2 autres parce que, avant la lutte de Je à Je par moi, il n'y avait rien que moi sans moi. (XVI, 167)


On reconnaît ici le discours qui lutte contre la logique de la perte pour accéder à l'unité. C'est l'idée d'un "je" qui ne peut se construire que "ici" et maintenant, en guerre avec autrui, avec cette mise en relief du conflit qui n'aboutit jamais à la résolution. Si l'on se réfère à l'article de Jacques Derrida, "La parole soufflée" (15), le rapport à l'autre est un rapport au dérobement, au vol, et la stratégie poétique consiste alors à détruire le double commentateur qui empêche la parole d'être "propre", l'homme de se vivre "tout soi-même à chaque minute de son corps" (16). Mais le conflit entre l'autre et moi n'est-il pas le fondement constructif de toute relation ? Comme le disait Benveniste, "la conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par contraste"(17). Ainsi, la "recherche de me" est indissociable de la dialectique sans issue, et pense le problème de l'altérité au coeur de la scène du discours.
L'aventure sans fin du sujet, à l'origine énigmatique, fait l'infini du dire : "Pas de secret, /le grand mystère, /moi." (XX, 315).
A la question "qu'est-ce que l'homme ?", répondre par la globalité-unité du sujet est un leurre. Le sujet est un homme-rythme, configuration du mouvant, sans cesse déplacé, insaisissable, et c'est dans et par ce processus que la subjectivité imprime sa marque, où l'on a affaire à un je en perpétuelle mutation, en mouvement, qui n'accorde au "je" aucun repos, aucun centre :


je suis sans fin ni commencement,
cela se dit non pour le temps mais pour mon être et mon corps qui ne commence par
aucun bout, aucun état, notion, membre, qualification,
et non un souffle corps,
mais un être de volonté,
un iguanodon dressé
mais ne vaut-il pas mieux dire un homme, Antonin Artaud,
vase ébréché de terre où s'est revissé un expulsé qui m'en-
voûte quand j'avance.
(XX, 261-262)

Dans un de ses derniers textes, "La question qui/compte... "(18), publié dans le numéro spécial consacré à Antonin Artaud de la Revue 84, on peut lire la nécessité de la polarité je : tu, processus d'intersubjectivité du langage fondamental, qui lie individu et société. Cette phrase résume à elle seule peut-être la problématique interne au système discursif d'Artaud, qui cherche indéfiniment à se poser comme sujet qui dit je, impliquant tu, mais qui demeure dans la non-résolution, le tu étant au bout du dire ("aller à tu"). Tu, vectorisation de je, manifeste l'expérience individuelle, individuante, dans et par le langage :


La question qui
compte
est de
du Je
aller
à tu
en passant par les arcades
sur tramées
d'architraves.

 

1. Philippe Sollers écrit d'ailleurs justement que l'avant de l'état "d'avant le langage" n'est "ni temporel, ni localisable mais qualitatif", dans "La pensée émet des signes", dans L'Écriture et l'expérience des limites, Seuil, "Points", 1971, p. 88-105, p. 102.
2. Philippe Sollers va dans ce sens lorsqu'il dit d'Artaud qu'il écrit "au-delà du mot", dans la note 2 de l'article "La pensée émet des signes", idem, p. 104. Il cite Nietzsche : "La raison dans le langage. Ah! Quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu puisque nous croyons encore à la grammaire." (Le Crépuscule des idoles), et ajoute : "La "mort de Dieu", n'est-ce pas, avant tout, la mort du dernier mot, des mots comme idoles, qui nous tiennent prisonniers des mots ? Nous retrouvons ainsi la nécessité d'une position radicalement nouvelle par rapport au langage (d'une pratique au-delà du mot)."
3. Précisons que chaque référence en chiffres romains renvoie au(x) volume(s) des Œuvres complètes d'Antonin Artaud, Gallimard, et le chiffre romain qui suit à la page du volume.

4. Jacques Derrida, L'Ecriture et la différence, Seuil, "Points", 1967, p. 253-292, p. 268.
5. Évelyne Grossman, Artaud/Joyce. Le corps et le texte, Nathan, "le texte à l'œuvre", 1996, p. 24.

6. Le collectivisme marxiste et son apparent abandon de toute propriété, dont celle du moi, aurait pu séduire Artaud. Or, il juge que le marxisme "ne détruit pas la notion de conscience individuelle, et ainsi, en laissant cette notion intacte, c'est de manière gratuite et avec un esprit romantique qu'il parle de la conscience de masse" (VIII, 196). Autrement dit, le marxisme procède par un simple transfert de la conscience de soi sur la conscience collective, non à un abandon de ce pouvoir.
7. Artaud portait un intérêt aux textes mystiques ou ésotériques ainsi qu'aux religions orientales qu'il étudia dans les ouvrages de Fabre d'Olivet et de René Guénon. Voir entre autres exemples René Guénon, Orient et Occident, éd. de la Maisnie, 1987.

8. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974, p. 68 et 83. Voir Gérard Dessons, Emile Benveniste, Bertrand-Lacoste, 1993, p. 76.
9. Voir Émile Benveniste, "L'appareil formel de l'énonciation", Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974, p. 79-88.

10. Voir Émile Benveniste, "De la subjectivité dans le langage", Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, 1976, p. 260.

11. Voir Lucien Tesnières, Elements de syntaxe structurale [1969], Klincksieck, 1988, "Les mots-phrases", p. 94-101.
12. Nouveaux écrits de Rodez, Gallimard, "L'imaginaire", 1977, p. 100.
13. Ibid., p. 102.
14. Voir Jean-Michel Rey, La Naissance de la poésie, Antonin Artaud, Métailié, "littérature", 1991, p. 33-34.

15. Jacques Derrida, "La parole soufflée", dans L'Ecriture et la différence, p. 253-292.
16. Dans une lettre à Jean Paulhan datée du 10 sept. 1945, XI, p. 103-104. Je souligne.
17. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, p. 260.
18. Texte qui figure dans Revue 84, n°5-6, 1948, p. 135.