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SOMMAIRE n° 2 BLEUE

 

 

régine detambel, une fente vive, un repas de sang...

 

Une fente vive

On montre à l'enfant ce qui est vieux et précieux, on l'emmène rôder dans un musée, il n'offre pas de résistance, il va docilement regarder, avec un incroyable mélange d'horreur et de confiance, des toiles délabrées et perverses. Il en retient alors que ce qui est beau et ancien est obligatoirement fendillé, que cela fait le prix et la rareté d'une œuvre. Dans les pierres et les monuments, quelles que soient leur puissance et la force de leur charpente, on désigne à l'enfant la lézarde, la fissure qui court sur la façade et l'enfant a envie de protéger la tête avec ses mains de peur que ces beautés s'éboulent.
Il entend dire, presque dans le même temps, que les plâtriers et les concierges ont des gerçures aux mains à cause de l'eau de javel. Et dans le film brutal qu'il a vu, où les femmes se recoiffent dans un morceau de miroir brisé, l'une d'elles montrait ses seins, se lamentait, durs comme des morceaux de bois, j'ai pas été privée pourtant, je vais pas me plaindre, je suis franche, j'admets, bien frottée, l'homme me fait pas peur, encore que je préfère les gerces, ça c'est entendu !
L'enfant se parle devant le miroir. Les teignes qui viennent ronger le papier et les pierres sont venues se poser sur mes lèvres. Il regarde ses lèvres, comment les crevasses longues qui les ornent sont blanches au bord et roses puis franchement rouges et sanguinolentes à mesure que son attention gagne le fond de la plaie. Puisqu'il y a du sang, cela s'appelle une plaie. On lui a dit que c'est la faute du froid qui a creusé en lui, mais l'enfant se demande si ce n'est pas plutôt le frottement des mots sur ses lèvres qui les a fendues et nervurées ainsi. Ces blessures ont été causées, il le sait bien, par la percussion des gros mots, par la friction des syllabes sales. Il se souvient que les mots sont des corps lisses ou rugueux, c'est selon, que certains d'entre eux sont obscurs et d'autres lumineux, il se promet alors de ne plus parler sauf pour dire les mots qui ont un halo radieux, il commence, il dit Dieu en regardant ses lèvres craquelées et il lui semble immédiatement voir une fente vive dans un diamant.

Un repas de sang

Même s'il avait la plante protégée de la terre par du cuir, comme les hobbits ou les marcheurs des forêts équatoriales, même s'il ne craignait pas, dans l'eau, de poser le pied sur une vive, sur de la mosaïque ébréchée, un serpent, des couteaux, vivants ou non, l'enfant subirait malgré tout le châtiment qui vient du ciel.
Le jour, il se lève des yeux pâles et scandalisés sur la guêpe qui est un petit coup de rasoir, sur l'abeille qui brûle comme un pistolet tenu d'une main molle, sur le frelon qui est, lui, une vraie balle, avec un éclair orangé et de la fumée. Il y a aussi le taon crasseux aux lourdes bottes indécises et souillées. La nuit, il écoute le moustique qui va lui donner, avec la démangeaison, son premier vrai plaisir. Ce que cherche alors la main endormie qui tâtonne et trouve la surface douce et chaude, avec un peu de chagrin, avec aussi la force et l'envie de jouir, c'est le petit globe de volupté qui vient de pousser là, un organe de plaisir nomade, impair, érectile et délicieux, que le moustique déplace chaque nuit.
Une douleur, une rougeur, une chaleur, persuasives et régulières, font de la piqûre un instrument, un objet et un lieu de plaisir. Gratter équivaut à capituler. Et lentement, passant les ongles sur la piqûre, non pas en ramenant les doigts vers soi, comme avec une pelle, mais en frottant avec le dessus de l'ongle, sa partie polie, l'enfant jouit mystérieusement, à demi endormi. Cela ressemble en tout point à l'orgasme en rêve.
L'enfant se réveille avec inquiétude. Bourdonnant, fourmillant, tous les insectes ont la voix du sang. Il n'est presque pas possible de distinguer entre les veines et les artères que l'on entend battre dans ses tempes, dans son oreille, et le petit tumulte des ailes du moustique. Se débarrasser du moustique, c'est vouloir échapper à la circulation en soi de ses propres fluides. C'est pourquoi les mouvements du piqué, tout comme ceux du cinglé qui voudrait sortir de sa camisole, sont d'inutiles sauts de carpe. Enfermé avec le moustique dans le même tonneau plein de poix, de clous, de chiens et de chats, l'enfant scrute les murs de sa chambre. Il sait, dit une seule chose : Je ne suis qu'un repas de sang.


Le petit trou en forme d'étoile

Tout ce qu'il y a en nous de sot et de romanesque, l'écorchure nous le révèle parce qu'elle est forte en peurs. Un écorché ne crâne pas. Même s'il a d'abord crié, il est soudain devenu silencieux. A présent, il se tient le coude ou le genou, il l'attire contre son cœur, sans ménagement, fâché de sa brusque volte-face, surpris d'avoir cessé son tapage, qui promettait pourtant, pour mieux regarder en lui-même.
La langue sèche de soif et de curiosité, il pense à des citrons, des groseilles mi-mûres, des consolations acides, fraîches, vertes. S'il ne parvient pas à s'arracher au spectacle de son propre sang, c'est qu'il en a soif pour la première fois. Les lèvres lui brûlent, sa gorge est malade, il sait qu'il ne pourra pas tirer vanité du sceau et du ruban rouges qui lui coulent maintenant sur le mollet ou sur l'avant-bras parce qu'il a pénétré dans ce lieu étranger qu'il habite seul, qu'il prenait pour un abri, et qui n'en est pas un.
De sa propre anatomie, la peur donne toujours une confuse mais universelle culture. Ce que l'enfant sait, au fond de lui, c'est que les portes de son enfer viennent de s'entrouvrir. Il a vu le spectacle comique et effrayant de son intérieur.
Toute écorchure est la confirmation de cette vision, toujours plus profonde et plus ample, d'un cadavre préparé en salle de dissection, couché sur le dos, avec une fenêtre rectangulaire ménagée à travers les muscles épais de l'abdomen et d'autres interstices, longs et minces, découpés entre chaque tendon pour que la tête des os soit plus ronde et plus accessible.
L'écorchure n'est pas le désagrément nécessaire des promenades en vélo et des sauts dans les ronces et dans les fourrés, elle est une fenêtre soudain ouverte en soi, le petit trou en forme d'étoile par lequel passent pour le première fois les rayons du soleil. Alors l'ombre au-dedans est un cône qui grandit.

 

Une trajectoire accidentelle

Une lame (ou le tranchant d'une feuille de papier) fuyant son orbite est attirée dans les parages de la chair, déviée, contrainte de fendre l'atmosphère qui l'entoure, c'est-à-dire la peau, puis la chair elle-même. Cette tranchante échappe de justesse, comme étoile filante embrasée, au danger de devoir rester attaché à la chair pour toujours et, sabrant tout ce qui est devant elle, elle poursuit son chemin dans l'espace.
Ainsi la coupure est-elle une trajectoire accidentelle et n'a donc, par conséquent, qu'une valeur linéaire : elle est courte ou longue, large ou étroite. Mais à regarder la coupure fraîche, ses berges maintenant écartées l'une de l'autre, le sang un peu obscur qui en tapisse le fond, l'enfant se met à rêver. Comme il se doit, parce qu'il n'est encore qu'un songeur, ses lèvres s'agitent, sa langue cherche un chemin le long de son palais. Il ne se rend pas compte qu'il a mis le doigt dans la bouche et qu'il tète. Alors seulement, quand la coupure est propre, imprégnée de salive et déjà se cicatrisant, l'enfant remarque qu'elle est un canyon plein de rochers ébréchés, une mine de sel à ciel ouvert, et qu'il demeure, là-dedans, dans cette ruelle minuscule, une douleur extrêmement compliquée, rouge et or, concentrée et réduite en une si petite surface qu'on a de la peine à croire que ce tourment assourdissant peut provenir d'une blessure infime, trop petite et trop peu colorée pour ressembler même à un signal lumineux.
On n'est pas frôlé impunément par les astres. La coupure continue de brûler, de piquer, il y a là-dedans quelque chose de vivant et d'outré, une étincelle qui se révolte. L'enfant pose les poings sur les hanches et se penche en arrière, il contemple le ciel, longtemps, assez longtemps pour réussir à lui rendre, juste par la colère de son regard, le petit grain de gravité qui s'était écarté de sa voie.

 

Sentir le mort

Parce qu'il est pêle-mêle sérum sanguin, eau de mer, saletés et corpuscules vivants, caillots de sang, simulateur et volcan d'humour, l'enfant joue avec le monde lumineux comme un lutin échappé d'une forêt qui brûle. On le dirait par la chaleur rendu tout à la fois malade de terreur et fou de joie. La brûlure est insupportable, il sait qu'elle le prend toujours en traître et le transforme en tôle ondulée, qu'elle le fait se gondoler, rendant tout semblable à la charpie, bouleversant ses points de repères sur sa propre chair, et l'échelle même de ses grains de beauté. La Biafine et le tulle gras n'ont jamais arrêté le feu et devant la plaque électrique, la porte du four, l'ampoule et le fil électriques, la poêle, la foudre et le feu de camp, l'enfant baisse les yeux comme un mystique devant le soleil qui l'aveugle.
Se brûler, c'est entendre pour très longtemps le vrai tapage de la douleur et la voir, comme conduite le long de soi, manœuvrant des marteaux, des outils efficaces et neufs, faisant sauter tous les courages comme les clous tordus, frottant chaque membre à la paille de fer jusqu'à vous réduire à l'état de housse ou d'étang d'eau morte.
Ce qui est pire encore, avec la brûlure, c'est qu'elle poursuit son chemin, et rien, même manger, même voûté et dolent regarder ses cloques, ne peut freiner son évolution. La brûlure progresse par degrés comme la fièvre et les séismes.
Une fois l'étincelle en lui, l'enfant sait qu'il continuera de brûler, qu'il est à son tour désormais une petite braise. Etre réduit en cendres serait un moindre mal. On sait alors pourquoi l'enfant révère Jeanne d'Arc et les histoires de buisson ardent. On comprend également qu'en manière d'amusement il frotte ses mains l'une contre l'autre, avec une rapidité de silex, jusqu'à ce que sa peau dégage un parfum chauffé, relent de brûlé. Il dit : Je joue à sentir le mort.