Une
fente vive
On montre à l'enfant ce qui est vieux et précieux, on l'emmène
rôder dans un musée, il n'offre pas de résistance,
il va docilement regarder, avec un incroyable mélange d'horreur
et de confiance, des toiles délabrées et perverses. Il en
retient alors que ce qui est beau et ancien est obligatoirement fendillé,
que cela fait le prix et la rareté d'une uvre. Dans les pierres
et les monuments, quelles que soient leur puissance et la force de leur
charpente, on désigne à l'enfant la lézarde, la fissure
qui court sur la façade et l'enfant a envie de protéger
la tête avec ses mains de peur que ces beautés s'éboulent.
Il entend dire, presque dans le même temps, que les plâtriers
et les concierges ont des gerçures aux mains à cause de
l'eau de javel. Et dans le film brutal qu'il a vu, où les femmes
se recoiffent dans un morceau de miroir brisé, l'une d'elles montrait
ses seins, se lamentait, durs comme des morceaux de bois, j'ai pas été
privée pourtant, je vais pas me plaindre, je suis franche, j'admets,
bien frottée, l'homme me fait pas peur, encore que je préfère
les gerces, ça c'est entendu !
L'enfant se parle devant le miroir. Les teignes qui viennent ronger le
papier et les pierres sont venues se poser sur mes lèvres. Il regarde
ses lèvres, comment les crevasses longues qui les ornent sont blanches
au bord et roses puis franchement rouges et sanguinolentes à mesure
que son attention gagne le fond de la plaie. Puisqu'il y a du sang, cela
s'appelle une plaie. On lui a dit que c'est la faute du froid qui a creusé
en lui, mais l'enfant se demande si ce n'est pas plutôt le frottement
des mots sur ses lèvres qui les a fendues et nervurées ainsi.
Ces blessures ont été causées, il le sait bien, par
la percussion des gros mots, par la friction des syllabes sales. Il se
souvient que les mots sont des corps lisses ou rugueux, c'est selon, que
certains d'entre eux sont obscurs et d'autres lumineux, il se promet alors
de ne plus parler sauf pour dire les mots qui ont un halo radieux, il
commence, il dit Dieu en regardant ses lèvres craquelées
et il lui semble immédiatement voir une fente vive dans un diamant.
Un
repas de sang
Même s'il avait la plante protégée de la terre par
du cuir, comme les hobbits ou les marcheurs des forêts équatoriales,
même s'il ne craignait pas, dans l'eau, de poser le pied sur une
vive, sur de la mosaïque ébréchée, un serpent,
des couteaux, vivants ou non, l'enfant subirait malgré tout le
châtiment qui vient du ciel.
Le jour, il se lève des yeux pâles et scandalisés
sur la guêpe qui est un petit coup de rasoir, sur l'abeille qui
brûle comme un pistolet tenu d'une main molle, sur le frelon qui
est, lui, une vraie balle, avec un éclair orangé et de la
fumée. Il y a aussi le taon crasseux aux lourdes bottes indécises
et souillées. La nuit, il écoute le moustique qui va lui
donner, avec la démangeaison, son premier vrai plaisir. Ce que
cherche alors la main endormie qui tâtonne et trouve la surface
douce et chaude, avec un peu de chagrin, avec aussi la force et l'envie
de jouir, c'est le petit globe de volupté qui vient de pousser
là, un organe de plaisir nomade, impair, érectile et délicieux,
que le moustique déplace chaque nuit.
Une douleur, une rougeur, une chaleur, persuasives et régulières,
font de la piqûre un instrument, un objet et un lieu de plaisir.
Gratter équivaut à capituler. Et lentement, passant les
ongles sur la piqûre, non pas en ramenant les doigts vers soi, comme
avec une pelle, mais en frottant avec le dessus de l'ongle, sa partie
polie, l'enfant jouit mystérieusement, à demi endormi. Cela
ressemble en tout point à l'orgasme en rêve.
L'enfant se réveille avec inquiétude. Bourdonnant, fourmillant,
tous les insectes ont la voix du sang. Il n'est presque pas possible de
distinguer entre les veines et les artères que l'on entend battre
dans ses tempes, dans son oreille, et le petit tumulte des ailes du moustique.
Se débarrasser du moustique, c'est vouloir échapper à
la circulation en soi de ses propres fluides. C'est pourquoi les mouvements
du piqué, tout comme ceux du cinglé qui voudrait sortir
de sa camisole, sont d'inutiles sauts de carpe. Enfermé avec le
moustique dans le même tonneau plein de poix, de clous, de chiens
et de chats, l'enfant scrute les murs de sa chambre. Il sait, dit une
seule chose : Je ne suis qu'un repas de sang.
Le
petit trou en forme d'étoile
Tout ce qu'il y a en nous de sot et de romanesque, l'écorchure
nous le révèle parce qu'elle est forte en peurs. Un écorché
ne crâne pas. Même s'il a d'abord crié, il est soudain
devenu silencieux. A présent, il se tient le coude ou le genou,
il l'attire contre son cur, sans ménagement, fâché
de sa brusque volte-face, surpris d'avoir cessé son tapage, qui
promettait pourtant, pour mieux regarder en lui-même.
La langue sèche de soif et de curiosité, il pense à
des citrons, des groseilles mi-mûres, des consolations acides, fraîches,
vertes. S'il ne parvient pas à s'arracher au spectacle de son propre
sang, c'est qu'il en a soif pour la première fois. Les lèvres
lui brûlent, sa gorge est malade, il sait qu'il ne pourra pas tirer
vanité du sceau et du ruban rouges qui lui coulent maintenant sur
le mollet ou sur l'avant-bras parce qu'il a pénétré
dans ce lieu étranger qu'il habite seul, qu'il prenait pour un
abri, et qui n'en est pas un.
De sa propre anatomie, la peur donne toujours une confuse mais universelle
culture. Ce que l'enfant sait, au fond de lui, c'est que les portes de
son enfer viennent de s'entrouvrir. Il a vu le spectacle comique et effrayant
de son intérieur.
Toute écorchure est la confirmation de cette vision, toujours plus
profonde et plus ample, d'un cadavre préparé en salle de
dissection, couché sur le dos, avec une fenêtre rectangulaire
ménagée à travers les muscles épais de l'abdomen
et d'autres interstices, longs et minces, découpés entre
chaque tendon pour que la tête des os soit plus ronde et plus accessible.
L'écorchure n'est pas le désagrément nécessaire
des promenades en vélo et des sauts dans les ronces et dans les
fourrés, elle est une fenêtre soudain ouverte en soi, le
petit trou en forme d'étoile par lequel passent pour le première
fois les rayons du soleil. Alors l'ombre au-dedans est un cône qui
grandit.
Une
trajectoire accidentelle
Une lame (ou le tranchant d'une feuille de papier) fuyant son orbite
est attirée dans les parages de la chair, déviée,
contrainte de fendre l'atmosphère qui l'entoure, c'est-à-dire
la peau, puis la chair elle-même. Cette tranchante échappe
de justesse, comme étoile filante embrasée, au danger de
devoir rester attaché à la chair pour toujours et, sabrant
tout ce qui est devant elle, elle poursuit son chemin dans l'espace.
Ainsi la coupure est-elle une trajectoire accidentelle et n'a donc, par
conséquent, qu'une valeur linéaire : elle est courte ou
longue, large ou étroite. Mais à regarder la coupure fraîche,
ses berges maintenant écartées l'une de l'autre, le sang
un peu obscur qui en tapisse le fond, l'enfant se met à rêver.
Comme il se doit, parce qu'il n'est encore qu'un songeur, ses lèvres
s'agitent, sa langue cherche un chemin le long de son palais. Il ne se
rend pas compte qu'il a mis le doigt dans la bouche et qu'il tète.
Alors seulement, quand la coupure est propre, imprégnée
de salive et déjà se cicatrisant, l'enfant remarque qu'elle
est un canyon plein de rochers ébréchés, une mine
de sel à ciel ouvert, et qu'il demeure, là-dedans, dans
cette ruelle minuscule, une douleur extrêmement compliquée,
rouge et or, concentrée et réduite en une si petite surface
qu'on a de la peine à croire que ce tourment assourdissant peut
provenir d'une blessure infime, trop petite et trop peu colorée
pour ressembler même à un signal lumineux.
On n'est pas frôlé impunément par les astres. La coupure
continue de brûler, de piquer, il y a là-dedans quelque chose
de vivant et d'outré, une étincelle qui se révolte.
L'enfant pose les poings sur les hanches et se penche en arrière,
il contemple le ciel, longtemps, assez longtemps pour réussir à
lui rendre, juste par la colère de son regard, le petit grain de
gravité qui s'était écarté de sa voie.
Sentir
le mort
Parce qu'il est pêle-mêle sérum sanguin, eau de mer,
saletés et corpuscules vivants, caillots de sang, simulateur et
volcan d'humour, l'enfant joue avec le monde lumineux comme un lutin échappé
d'une forêt qui brûle. On le dirait par la chaleur rendu tout
à la fois malade de terreur et fou de joie. La brûlure est
insupportable, il sait qu'elle le prend toujours en traître et le
transforme en tôle ondulée, qu'elle le fait se gondoler,
rendant tout semblable à la charpie, bouleversant ses points de
repères sur sa propre chair, et l'échelle même de
ses grains de beauté. La Biafine et le tulle gras n'ont jamais
arrêté le feu et devant la plaque électrique, la porte
du four, l'ampoule et le fil électriques, la poêle, la foudre
et le feu de camp, l'enfant baisse les yeux comme un mystique devant le
soleil qui l'aveugle.
Se brûler, c'est entendre pour très longtemps le vrai tapage
de la douleur et la voir, comme conduite le long de soi, manuvrant
des marteaux, des outils efficaces et neufs, faisant sauter tous les courages
comme les clous tordus, frottant chaque membre à la paille de fer
jusqu'à vous réduire à l'état de housse ou
d'étang d'eau morte.
Ce qui est pire encore, avec la brûlure, c'est qu'elle poursuit
son chemin, et rien, même manger, même voûté
et dolent regarder ses cloques, ne peut freiner son évolution.
La brûlure progresse par degrés comme la fièvre et
les séismes.
Une fois l'étincelle en lui, l'enfant sait qu'il continuera de
brûler, qu'il est à son tour désormais une petite
braise. Etre réduit en cendres serait un moindre mal. On sait alors
pourquoi l'enfant révère Jeanne d'Arc et les histoires de
buisson ardent. On comprend également qu'en manière d'amusement
il frotte ses mains l'une contre l'autre, avec une rapidité de
silex, jusqu'à ce que sa peau dégage un parfum chauffé,
relent de brûlé. Il dit : Je joue à sentir le mort.
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