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SOMMAIRE n° 7
BLEUE

 

nathalie constans, compte à rebours.

Acte I : le vaisseau

            Djamel se vautre dans les livres. Il les écoule par brassées, comme une fontaine, sur son torse. Il coule la brasse dans les Pléiades, il aspire l’odeur du papier. Sur ses hanches et ses cuisses glissent les petits volumes.

            Djamel gémit. Il s’éveille parmi les gravats. Il bande.

Restructuration mon cul. Ces immeubles tombés, et moi à présent au grand air.

            Djamel cherche, fébrile, le livre. Les chants de Maldoror. Enveloppé dans un sachet de plastique blanc laiteux. Il le lisse un peu puis époussette sa chevelure et sa barbe rousses, flamboyantes comme des soleils.

            Il saisit une bouteille entamée de Kro, dénichée hier soir, la vide dans sa bouche, et gonfle, le regard lointain, une joue, puis l’autre, rapide. Il recrache d’un coup, et passe sa langue, avec conscience, sur chacune de ses rangées de dents.

            Puis il range les œuvres complètes de Rimbaud, en trois petits volumes de poche, disposées à l’endroit où s’est appuyée sa tête.

            L’un des cahiers des Illuminations s’échappe et tombe. Rimbaud s’effrite, songe Djamel, Rimbaud se disloque, il se démembre. Il réajuste le cahier, et dispose les trois volumes contre son moignon, haut perché jambe droite, par-delà le genou, blême dans le matin d’hiver. Puis il retrousse la jambe vide du pantalon, pour la coincer à sa ceinture.    

            Après quoi, Lautréamont entre les dents, il se dirige en béquillant vers la bibliothèque.

            Le compteur n’était pas là hier. Énorme, massif, considérable, il tient, en haut de son frêle piton, en équilibre improbable. Il est fait d’acier épais, gris vert, mangé en sa façade par le compte : six rouleaux noirs, larges, qui produisent en se mouvant un son mécanique et rance, lugubre, de ressort trop puissant.

            Devant la bibliothèque de Bagatelle, il égrène brutalement les secondes, à rebours. Il est tenace. Implacable. S’en échappent des ondes sauvages.

            Djamel allume un mégot de blonde extra longue, trouvé gisant là, hier soir.

            Bagatelle, à l’aube, est un désert livide : Djamel est le découvreur du compteur.

            Il contemple l’objet.

            233 971, 233 970, 233 969…

            Ses yeux se voilent.

            233 875, 233 874, 233 873…

            Cela ne change rien, sans doute, ou si peu… Mais le principe !… Le principe !…  Nous avançons si peu ! ! !… 

            Djamel s’approche, claudiquant, du poste de police, secteur Bagatelle, attenant à la bibliothèque, architecturale excroissance de celle-ci, vaisseau de métal et de verre, absolument moderne parmi les gravats.

            Il écrit, gros barré sur la façade :

            La transition se perd. Le phénomène passe.

            Nous t’affirmons, méthode !

            Je cherche les lois. Moi aussi, je suis le principe.

            Ducasse, Isidore, Lautréamont, dit le Comte de

            Rimbaud, Arthur, dit le Tronçon immobile

            Puis, les yeux au ciel, il tente de contenir les soubresauts provoqués par le claquement des secondes, issu du compteur.

Acte II : le tombeau

            Jean est enfermé. Il fait noir, ici, noir d’encre. Il s’agite. Il cherche l’issue. La poussière pleut sur les ouvrages. Les volumes sont morts, vert-de-gris, engoncés. Mutilés. Je suis seul ici. Muré dans cette crypte. Je vais me noyer parmi ce désastre.

            Moi ! Le Passeur !

            Jean sursaute, transpirant considérablement. Le réveil a sonné.

            J’ai dormi tout habillé, tiens.

            Il se brosse les dents en tremblant, s’irrite les gencives. Il lisse sa chevelure pâle, et chausse ses lunettes. Elles sont froides. Il nettoie l’émail du lavabo, puis ferme la porte de son appartement, et se dirige, courbé, vers la bibliothèque.

            Le compteur est là.

            140 425, 140 424, 140 423…

            Je suis à l’heure, exactement. Et Djamel aussi, fidèle.

            - Il y a une tension de nature électrique, ce matin, Jean. Un énervement. Les mouflets donnent des coups aux portières des voitures, sporadiques, et crachent comme jamais. Ils tournent et retournent leur casquette, dans le froid.

            - Oui. Ce doit être à cause de ce gros objet gris.

            - Oui.

            Jean, terne, s’installe au bureau, s’attelle au livre des comptes, calcule et suinte à grosses gouttes.

            - Monsieur ?

            - …

            - Monsieur… Je vous ramène un livre… J’en fais quoi ?

            Le regard de Jean s’opacifie.

            - “ I would prefer not to. ”

            - …

            - Gardez-le.

            Djamel se précipite, s’agrippe au comptoir.

            - Jean, ne fais pas ça. Ne compte pas. Essaie.

            Le regard de Jean s’estompe. “ J’aime, quand je me promène entre les livres, distinguer ceux que tu as empruntés, grâce aux traces de dents, sur leur tranche… ” “ Oui. Le temps est proche, Jean, des revendications illégales. ”

            - “ I would prefer not to. ”

            Puis il sourit tendrement, à Djamel, et replonge dans ses comptes.

            Le soir venu, Jean remarque deux policiers occupés à considérer une large inscription noire, sur leur façade.

            Je songe à une guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue. Qui croit-on tromper, ici, je le demande avec une lenteur qui s’interpose ? Voici le temps des assassins.

            Lautréamont, Isidore Ducasse dit le Comte de

            Rimbaud, Arthur, dit le Passant considérable

            Il reconnaît l’écriture, belle, arabe, déliée.

            Il écoute un moment le compteur, voûté, puis s’en va.

Acte III : l’enfer, le bunker et la rafale

            Djamel dort niché au creux de la montagne de livres, sur le trottoir de bitume. Il a chaud. Lui parviennent indistincts quelques cris, quelques coups. Puis soudain, un écoulement suivi d’un craquement, léger, sec. Il est trop tard, tout s’enflamme, la montagne, les Pléiades et les petits volumes…

            Djamel crie. Il bondit des gravats. Il a rêvé la montagne, et le feu. Il est en nage. Il a renversé le fond de Bud, additionné d’eau de pluie, découvert hier soir. Il n’a, pour fumer, qu’un petit mégot de Gitane maïs. Il est de très méchante humeur. Il se dirige, vacillant, vers la bibliothèque. Ducasse entre les dents.

            60 185, 60 184, 60 183…

            L’inscription de la veille a disparu de la façade du commissariat.

            L’aube d’hiver est percluse de fièvre et d’adrénaline. Il a gelé.

            Tout s’aggrave.

            C’est de la barbarie !…  On vous spolie !…  On vous vole ! ! ! 

            Le Passeur arrive, englouti de poussière, anthracite, crayeux, suintant, considérablement ralenti. Son regard fixe le vide.

            - Tout se crispe, tout se décale, Jean. La transition se fait. C’est pour ce soir.

            - Oui. “ I would prefer not to. ”

            Jean contemple la nouvelle inscription, sur la façade attenante.

            L’élégance, la science, la violence. Cette violence l’éclaire. Il ferme le livre.

            ÇA NOUS EST DÛ ! LE SANG ! LE SANG ! LA FLAMME D’OR !

            Et libre soit cette infortune.

            Le Comte de Lautréamont, alias Ducasse, Isidore

            Rimbaud, Arthur, dit l’Homme aux semelles de vent

            Il sourit faiblement à Djamel.

            Peut-être que mes dents sont celles d’un loup, alors, dit-il.

            La journée s’écoule, froide, secouée par instants de pointes de feu. Des clameurs, sporadiques.

            Vers le soir arrivent les compagnies de républicaine sécurité. Elles s’avancent par vagues, suivies de près par les caméras de télévision.

            21 612, 21 611, 21 610…

            Djamel inscrit, barrant la façade de la bibliothèque :

            Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces ALLEGHANYS ET CES LIBANS DE RÊVE !

            La nuit tombe épaisse.

            Jean, le Passeur, entreprend avec conscience de dégager les ouvrages des rayons.

            14 364, 14 363, 14 362…

            Djamel constate que son inscription s’est rallongée :

            ALLEZ ! GARS ! NIE ! ESSAIE ! LIS ! BANDE ! RÊVE !

            ARTHUR RIMBAUD DIT LE VOLEUR DE FEU

            C’est fait, dit-il à Jean.

            7 145, 7 144, 7 143…

            Les clameurs et les feux s’éloignent et se répandent, furtifs, parmi les gravats, suivis des compagnies et des caméras.

            Sur le bitume du trottoir, désert, s’amoncellent les livres.

            47, 46, 45…

            Une foule de mouflets, intense et grave, une houle, surgit en silence.

            3, 2, 1…

            Le journal de la nuit annonce, dramatique, des émeutes sans précédent agitant le quartier Bagatelle, à Toulouse.

            Hors champ s’organise la chaîne et se dispersent les livres, par petits paquets, dans les appartements des immeubles debout.

            0, 0, 0…

            Le prêt, dans les bibliothèques, est devenu payant.

            La police découvre Jean, à l’aube, agenouillé en tas, contre le compteur bégayant.

            Ne restez pas là, dit-elle.

            I would prefer to, répond-t-il.