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SOMMAIRE n° 3 BLEUE

 

la chronique de tiphaine samoyault,  lire le contemporain

 

Pavese l'écrivait dans les colonnes de L'Unité en juin 1945 : "Lire est si facile, disent ceux auxquels la longue pratique des livres a ôté tout respect pour la parole écrite ; mais celui qui a affaire à des choses ou à des hommes plutôt qu'à des livres, celui qui doit sortir le matin et rentrer le soir endurci, s'aperçoit, quand par hasard il se concentre sur une page, qu'il a sous les yeux quelque chose de rebutant et d'étrange, d'évanescent et en même temps de fort, qui l'agresse et le décourage. Inutile d'ajouter que ce dernier est plus proche de la vraie lecture que les autres". Savoir reconnaître ce qu'on n'attendait pas, et se laisser troubler par l'autre dessin du monde que la littérature nous offre sont les qualités du lecteur que n'ont encore troublé ni l'usage banalisé des livres ni la sacralisation exclusive d'une bibliothèque close. Le temps ni le canon ne peuvent régler une relation directe à la lecture. Même les classiques, pour intéresser et émouvoir, doivent être refaits à neuf par les yeux des lecteurs successifs. Et la littérature contemporaine, pour être reconnue, opposer la résistance de l'imprévisible ("quelque chose de rebutant et d'étrange").

La littérature actuelle est une littérature virtuelle : il faut lire, derrière ce paradoxe, l'accès problématique au contemporain qui fait souvent préférer à l'écart, par absence de repères ou de critères d'appréciation, le déjà reÁu ("combler un lieu commun", dit Michel Chaillou). Parce que rien ne permet de lui assurer le statut institutionnel de littérature, ce qui la sortirait de facto du contemporain, elle se contente souvent d'étendre sa visibilité sur un lisible commun, en accord avec les lois du marché, rejetant l'irrecevable pour cela donc qu'il l'est. Se laisser agresser ou décourager par la langue de l'autre n'est pas recommandé par les règles de la consommation courante. Mais que les auteurs se conforment à ce diktat est ennuyeux : le nouveau s'est rarement imposé sur un programme conforme et conformiste. Toute virtuelle qu'elle soit, la littérature actuelle est certainement quelque part où il est difficile de la voir, aussi faut-il défaire les lieux communs qui grèvent sa réception : la littérature contemporaine n'existe pas, la littérature contemporaine n'existe plus. Le premier de ces lieux communs, courant à l'université, est aisément détourné par l'idée selon laquelle le fait qu'elle existe un jour autorise le travail de reconnaissance dès aujourd'hui (virtuel n'ayant jamais signifié inexistant). Le second, lié à l'aveuglement donné par la trop grande proximité avec l'objet, peut s'infléchir en disant qu'aujourd'hui (comme à toutes les époques), il n'y a plus de littérature valorisée comme littérature. La nécessité implicite de l'irrecevable rend le problème inextricable : comment accepter en effet ce qui refuse de l'être ? Comme l'écrit Pavese : avoir encore cette liberté par rapport au livre de lui laisser une part d'ombre, un secret qu'avec lui on portera longtemps. Avoir encore cette liberté de se laisser agresser.

Toutes les définitions qui soutiennent que la littérature est littérature reposent sur la notion poétique d'écart, délicate à appliquer absolument sur la littérature contemporaine. Celle-ci étant d'abord caractérisée par un ancrage dans le temps qui la produit, elle ne peut s'approcher par l'analyse textuelle pure. Son appréciation est suspendue à la tension, éprouvée par le lecteur, entre la "grande" littérature canonisée et la littérature du temps, entre mémoire de la littérature et nouveauté radicale, entre reconnaissance et imprévu ; sur la différence entre actualité stricte et actualité toujours recommencée qui définirait seule la littérature. Le paradoxe de la lecture du contemporain provient alors de ce que nous pouvons avoir les moyens, grâce aux outils existants, de reconnaître ce qui n'est pas littéraire (ce qui ne fera sans doute jamais l'objet d'une échappée hors du temps de la production), sans pour autant avoir la possibilité de dire à coup sûr où elle est, constat qui relèverait toujours d'une forme de prédiction. Pourtant cette interrogation sur les lieux où peut-être elle se trouve, permet de signaler une différence entre la littérature et la contemplation narcissique qu'une époque peut faire d'elle-même dans ses objets culturels. Une littérature qui n'en est pas une au sens plein du terme, car trop attachée encore au temps qui la voit naître, tient une place relative au sein de la bibliothèque. Elle autorise pourtant à prendre des décisions sur ce qui nous voulons comme art pour notre temps et même à mieux comprendre ce que nous appelons, croyons-nous de plein droit, littérature.