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SOMMAIRE n° 4
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la chronique de tiphaine samoyault,  récit de voyages

           

L'été invitant au voyage, la rentrée incitera le récit de voyage, dans sa forme immobile et intérieure qui peut se faire partout, « voyage autour de ma chambre » disait Xavier de Maistre (qui à part ça n'est pas quelqu'un de bien intéressant) des activités pensantes. Différer l'expérience d'une lecture ressemble à un retour de vacances, les photos pas encore développées, la valise encombrée d'instruments inclassables – tickets conservés, objets jolis là-bas si laids ici, pierres ramassées pour leur forme, tissus dont on ne fera rien – et qui seront jetés ou mal rangés, dérangement du voyage au retour, avant la mise au point d'un récit acceptable. Différer l'expérience d'une lecture ressemble aussi à la peur du départ, photos à faire et trajets à prévoir, impatience du futur pur. Ainsi, un livre qu'on aurait dû lire depuis longtemps existe déjà dans notre mémoire et d'une certaine façon on le relit toujours, même la première fois, en accompagnant la lecture du souvenir de son attente, avec la conscience d'un écart.

            Sôseki Natsume (1867-1916) est un écrivain qui ne se laisse pas facilement attraper ; il offre ce plaisir du voyage en terres écartées où l'on reste malgré soi un étranger : après l'avoir redouté longtemps, je lui ai consacré dernièrement l'effort qu'il demandait et il m'a enchantée. À l'équinoxe et au-delà (le Serpent à plumes), publié en 1912, ne cesse de détourner le lecteur de la voie qu'il croit avoir prise sans utiliser les artifices digressifs en usage dans le roman occidental. Le roman se donne pour le récit d'apprentissage de Kitaro ; il n'arrive pourtant strictement rien à ce dernier, ni épreuves, ni expériences amoureuses, ni aventures d'aucune sorte, ce qui semble contredire et l'esprit et la lettre du roman de formation. Pourtant, Kitaro écoute, il écoute Ichizo, Chiyoko et Matsumoto qui à tour de rôle lui racontent quelque chose, sans que leurs récits paraissent décisifs ou exemplaires pour l'accomplissement de son apprentissage. Chaque détail, chaque petit événement de ce roman semblent posé là par hasard, sans nécessité ni but, jamais subordonné à une autre fin qu'esthétique, foncièrement éloigné des idées d'unité et de continuité du roman romanesque. À condition d'accepter que soient ainsi livrés des fragments d'existence sans lien ni dépendance, affranchis de tout déterminisme psychologique, À l'équinoxe et au-delà convie à sa manière à la compréhension de l'absolu littéraire : paroles données, rencontres occasionnelles, attention au récit de l'autre. C'est alors que devient exemplaire la seule épreuve infligée à Kitaro, qui semblait à première vue tout à fait parodique : passer plusieurs heures à suivre un homme dans la rue, noter ses faits et gestes, écouter ses propos, pour rien.

D'un pays proche, d'un autre temps, Lao She (“suicidé” en 1966 en pleine révolution culturelle) provoque son lecteur d'une tout autre manière. Ses romans jouent toujours de la tension entre le familier et l'étranger, portée à son comble dans l'immense saga dont la traduction française vient d'être achevée, Quatre générations sous un même toit (les deux premiers volumes sont déjà disponibles en folio). Le récit débute en 1937, quand soudain, le petit monde stable de ces ruelles modestes se trouve bouleversé par l'arrivée des troupes japonaises. L'occupation commence et avec elle, son cortège d'humiliations, de morts, de trahisons et d'actions héroïques. Écrit de 1946 à 1949, alors que son auteur est exilé aux Etats-Unis tout en étant un fervent partisan de Mao, le livre (qui compte plus d'un million d'idéogrammes) est celui de la résistance chinoise, du nationalisme montant et de la transition vers un nouvel ordre social et politique qui la coupera définitivement de son passé. Plus anecdotique, plus bref mais non moins étonnant, Messieurs Ma, père et fils, son troisième roman écrit dans les années vingt alors que Lao She faisait des études à Londres, a été publié en juin par Philippe Picquier. À travers le récit d'expatriation de deux Chinois en Angleterre, le texte rend compte avec un humour sans égal de tous les fantasmes des Anglais à propos des Chinois et, en miroir, du regard des étrangers sur les mœurs anglaises. Les points de vue sont si étroitement mêlés que l'étranger n'est jamais celui qu'on croit et que la grande ironie

Retour au Japon, pour finir, avec une escale poétique : de Gôzô Yoshimasu, Osiris, dieu de pierre (Circé), écrit en 1984, d'une puissance verbale et aux rythmes inouïs :

Une goutte d'eau.

La saison, même si ce n'est plus l'automne les voix d'automne, les voix d'insectes pleurent.

Oh, je voudrais une chaude, chambre. Avec une lampe européenne – qui chuchote, je ne sais. Plus je descends, plus il fait sombre. Neige, neige ?

                Pour que le battement des ailes atteigne les joues

                                                de l'étoile fixe un cygne volait.