Edito |
... le feuilleton de christian oster (4)
L'ennuyeux, avec la D 17, c'est qu'après Saint-Fulbert
elle monte. Elle monte franchement, et, faute de me mettre en danseuse,
ce que m'interdisait mon poignet, dont la pression sur le guidon eût éveillé
ma douleur au-delà du supportable, je dus descendre de vélo. Je marchai
bien un peu, mon vélo à la main, dans un environnement que la forêt avait
vidé de toute habitation, mais, outre que je n'aime pas trop marcher en
poussant un vélo, de surcroît dans une forêt dont je ne vois pas le bout,
je n'étais pas certain que je prisse plaisir à la contempler, cette forêt,
le temps que je mettrais à en sortir. C'est que, j'avais beau le savoir,
j'en recevais la rude confirmation, elle était composée, cette forêt,
à quatre-vingts pour cent de ces hêtres dont un représentant, situé aux
avant-postes, autant dire les choses par leur nom, avait tué ma femme.
Et, bien que la scène de l'accident, maintenant, s'éloignât de moi aussi
réellement, me semblait-il, que ma progression la mettait à distance,
j'en avais un peu assez de longer ces hêtres. De sorte que, au bout d'un
moment, comme je ne voyais toujours pas la lumière, là-bas, m'en signaler
l'orée, je décidai de quitter la forêt au plus vite, à savoir, comme la
route montait, dans le sens inverse, celui de la descente. Bien sûr, c'était aussi revenir sur mes pas, mais, et c'est là que je me
trouvai assez malin, finalement, il ne s'agissait pas pour moi de retourner
sur les lieux de l'accident. Non. C'était beaucoup plus simple, beaucoup
plus proche, aussi, il s'agissait d'atteindre cet endroit que j'avais
tout à l'heure dépassé et où s'ouvrait le chemin bordé de saules qui conduisait
chez la châtelaine. La châtelaine, de toute façon, j'étais parti de chez moi pour la voir pendant
que ma femme était aux courses. Ma femme s'était donc tuée en m'évitant,
ou en me visant, au retour des courses — il est vrai que j'avais tardé
un peu, après le départ de ma femme, à prendre le chemin du château —,
et, comme en tombant je m'étais cassé le poignet, j'avais décidé de me
rendre à vélo, tranquillement, à l'hôpital de Bayeux pour passer ma radio. Si je me résume, c'est que je voudrais qu'on comprenne bien que ma première
intention était de passer voir la châtelaine. Et ce n'est pas le décès
de ma femme qui m'en avait empêché d'abord, c'est mon poignet. Mais, comme
mon poignet risquait finalement de me faire assez mal, notamment dans
les côtes, quand je me mettrais en danseuse, et que j'en avais assez d'aller
à pied avec mon vélo à la main par cette forêt de hêtres qui ne cessait
de me rappeler ma femme, je pouvais aussi bien passer voir la châtelaine,
comme c'était prévu, mais pour lui demander maintenant de me conduire
en voiture à l'hôpital de Bayeux. Car, est-il nécessaire de le préciser,
je n'avais plus de voiture. L'autre avantage de ce léger infléchissement dans mes projets était qu'en
me rendant chez la châtelaine je ne dérogerais pas à la coutume que nous
avions instaurée elle et moi, depuis trois mois, de nous voir trois fois
par semaine. Donc, en me rendant au château à présent, quoique en retard,
j'évitais de me fâcher avec la châtelaine, ce qui tombait à pic, car je
n'avais pas eu, jusqu'alors, de raisons de me fâcher avec elle. Notre
liaison, depuis quatre mois, sans atteindre les sommets auxquels j'avais
accédé avec ma femme, au début, n'en allait pas moins son bonhomme de
chemin, et il s'y mêlait une appréciable tendresse, que mes divers manquements
n'avaient point asséchée encore. II est vrai que je n'avais jamais été très ponctuel, avec la châtelaine,
ni très attentif, mais elle ne m'en voulait pas, elle n'attendait pas
grand-chose de moi, au fond, simplement un peu de présence, un peu d'amour
aussi, si possible, sauf que là, bien sûr, j'avais dis stop. J'en sors,
avais-je dit. Laissez-moi le temps. C'est ce qu'elle me laissait le plus, le temps, du reste, la châtelaine.
Elle ne prenait pas beaucoup de place dans ma vie, à côté de ma femme,
par exemple, dont je subissais régulièrement les crises, au point que
la châtelaine, en fait, était devenue mon repos et que j'éprouvais un
réel plaisir à la voir quand, excédé par ma femme, que j'évitais de tromper
ouvertement afin de la maintenir en vie, j'allais donc la voir, elle,
la châtelaine, que ma femme fût ou non aux courses, d'ailleurs. J'allais
aussi bien voir la châtelaine quand ma femme restait à la maison pour
pleurer. Dans ces cas-là je lui disais je sors, et je sortais. En moyenne
ça faisait bien trois fois par semaine, donc, en ce qui concerne la châtelaine,
sauf que ma femme, naturellement, était morte, maintenant. Et je savais,
évidemment, qu'avec la châtelaine ce ne serait plus la même chose. C'est
que tout ça dépendait beaucoup de ma femme, au fond. J'avais tout de suite aimé les saules, le long du chemin, avec l'étang à
gauche, avant d'arriver au château, qui, d'ailleurs, n'était pas un château.
C'était une de ces demeures bourgeoises poussées en plein champ au début
de ce siècle, avec des fermages autour et un gros hectare de futaie, et
de petites dépendances d'habitation ; et, du milieu du chemin, on distinguait
les tourelles et le balcon à pilastres, avant de découvrir, impressionné
pour ma part, l'escalier à double révolution qui desservait le salon du
premier étage où, par les bow-windows, s'apercevaient des tentures lourdes,
mal tirées sur des profondeurs ombreuses que le pauvre que j'étais, ou
le pauvre d'esprit, restons simple, se plaisait à peupler de richesses. J'y avais accompagné la châtelaine, la première fois, au volant de sa voiture,
au retour de grosses courses au Super-U de La
Reculerie-Tesson, où je l'avais rencontrée près
des caisses. Comme elle était chargée, je lui avais proposé de l'aider
à emplir son coffre, mais, surtout, j'avais répondu à son regard, un beau
regard où se mêlaient l'expérience et la peur, la peur de quoi ? Avais-je
dit en guise d'introduction, on dirait que vous venez de voir quelque
chose d'effrayant, ce n'est pas moi, j'espère. Si, avait-elle dit, je
vous trouve assez effrayant quand vous regardez une femme. Ah oui ? avais-je rétorqué, je ne voulais pas vous effrayer, loin de moi
cette idée, au contraire, je ne veux pas dire que je m'efforçais de vous
rassurer, je ne vois pas pourquoi je me serais mêlé de vous rassurer,
à propos de quoi, d'ailleurs, ou alors si, dis-je, j'ai peut-être senti
en vous regardant que je vous effrayais, fugitivement, et alors oui, c'est
possible, j'ai tenté de vous rassurer, de ce même regard malheureusement
qui venait de vous effrayer, et vous êtes restée sur cette impression
première, celle de l'effroi, que je m'explique mal, d'ailleurs, mais on
dirait, ajoutai-je, que ça va mieux, maintenant. Ça allait mieux, en effet, m'avait confirmé la châtelaine, quoique plus
tard elle m'eût avoué que ce qui l'avait effrayé, dès le départ, dans
mon regard, c'est la certitude que pour peu que nous nous connussions
de plus près un jour ou l'autre je la quitterais, voilà ce qu'elle avait
lu dans mon regard dès l'aube de nos rapports. Et la suite de notre relation,
de fait, avait été largement occupée par le long travail de mise en confiance
auquel la châtelaine m'avait contraint. Mais je ne lui en voulais pas,
non, c'étaient quelques mots chaque fois qu'elle m'arrachait, quelques
mots qui ne me coûtaient pas cher, et qu'elle me retournait au centuple. Ce que j'avais aimé chez la châtelaine, outre sa frayeur, et son expérience,
qui pouvait, du reste, être une expérience de la frayeur, qu'elle n'eût
jamais domestiquée mais dont elle eût connu les tours et détours, c'est
la détresse qu'elle exprimait dès que je la quittais du regard, que je
conservais alors en coin. Comme si mon regard, en dépit de la crainte
où il la jetait, eût également représenté pour elle un secours, et l'eût,
chaque fois qu'il se posait sur elle, en même temps qu'il l'effrayait,
donc, tirée de cette détresse comme d'un puits sans fond. Je dis un puits
sans fond, mais ce n'est pas ce que je veux dire, je veux dire, que, je
m'en aperçus à l'usage, mon regard ne la tirait pas tout à fait hors de
ce puits, alors, il la hissait, mettons, jusqu'à la margelle, de façon
qu'elle vît un peu de jour, qu'elle conçût un peu de joie. Après quoi,
je le savais, je l'observais à la dérobée, dès que j'avais le dos tourné
elle replongeait. Et c'est ce qui me plaisait, donc, ce malheur profond qui précédait chez
elle notre rencontre, et dont je n'étais pas responsable. Ça me changeait
de ma femme, bien sûr. Je me disais que la châtelaine, elle, avait appris
le malheur toute seule, en tout cas sans moi.
Ça me reposait et en même temps il y avait dans tout cela quelque chose
de familier qui me rassurait, moi, bien que j'eusse préféré être dérouté,
mais bon, me disais-je, on ne peut pas non plus tout avoir. Au demeurant, quand je parle de malheur, de détresse, il faut s'entendre.
Non que je veuille revenir sur ce que j'ai dit, mais enfin, derrière le
malheur, chez la châtelaine, je débusquai peu à peu ce qui en constituait
peut-être et même sûrement une composante : l'ennui. Je savais en effet
que l'ennui n'est qu'une longue et lente épouvante, je m'ennuyais assez
avec ma femme, quand elle ne pleurait pas, et même parfois quand elle
pleurait, pour le savoir. Et donc, chez la châtelaine, l'ennui n'était
nullement à négliger, et je ne le négligeais pas, loin de là, en somme
nous trompions ensemble notre ennui et ma femme, voilà, mais ce n'est
pas tout, ça ne suffisait à me nourrir, de tuer l'ennui. II y avait aussi
les cartons, heureusement. C’est que les cartons, aussi, m'avaient tout de suite plu chez la châtelaine.
La châtelaine vivait dans les cartons, voilà ce qui, au fond, avait dû
me décider, avant toute autre chose, à la revoir. Car, lorsque je l'avais
rencontrée, elle y emménageait, dans ce château, dans ce que moi j'appelais
le château, tout comme je me plaisais à l'appeler, elle, la châtelaine,
elle venait de l'acheter, ce château, et elle débarquait de Bayeux avec
ses cartons, qui s'empilaient jusqu'au plafond dans la cuisine. L'amusant, en effet, est que la châtelaine, de son château, n'occupait toujours,
au bout de nos trois mois de liaison, que la cuisine, au rez-de-jardin,
parce qu'elle tardait à déballer ses cartons. En fait, elle n'arrivait
pas à s'installer, quelque chose l'empêchait de s'installer. Je ne savais
pas quoi. Et, en attendant de le savoir, je goûtais ce qui, chez la châtelaine,
m'apparaissait comme un sens aigu de la précarité, de l'éphémère, qui
l'eût amenée à vivre au jour le jour, sans projet, et je lui prêtais du
même coup un don pour la liberté qui ne pouvait que me séduire, moi qui
tenais plus que tout à la mienne, naturellement, et qui, découvrant ce
trait chez la châtelaine, ne l'en désirait que davantage. Car je n'ai pas dit que la châtelaine était désirable, objectivement, mais
je suis ainsi fait que je désire le plus souvent des femmes objectivement
désirables, en quoi je suis un homme banal, sans doute, mais les rares
fois où je me suis essayé à désirer des femmes qui n'eussent pas statistiquement
suscité le désir, eh bien ça n'a pas marché, en quoi je suis un homme
commun jusqu'au navrant, je le confesse, à ceci près qu'une femme, fût-elle
statistiquement désirable, ne peut pas se contenter de l'être pour me
séduire, non, j'ai besoin d'autre chose, et si moi-même je n'ai plus guère
d'atouts qu'un autre je n'y puis rien, ça m'a d'ailleurs coûté cher, parfois,
combien de femmes désirables, en fait, m'ont échappé par ce que je ne
l'étais pas assez, moi, désirable, en quoi être un homme commun à tous
points de vue ne comporte pas que des avantages, loin de là, mais bon,
je n'écris pas pour me plaindre. Je désirais la châtelaine, donc, notamment à cause de ses cartons, de ce
qu'ils impliquaient chez elle d'instable, d'hésitant, d'ouvert sur tous
les possibles, et, parmi ces possibles, je m'imaginai bientôt que je figurais,
et qu'en l'aidant à déballer ses cartons, peut-être, je me ferais insidieusement
ma place dans son château. Je me voyais assez bien en châtelain, en fait,
je caressais volontiers l'espoir d'habiter le château avec elle, en marge
de ma vie avec ma femme. Je veux dire que je le caressais doucement, cet
espoir, en marge de cette vie, je n'ai pas dit que j'eusse réellement
habité le château tout en vivant avec ma femme, évidemment. Toutefois, cet espoir, cette rêverie, plutôt, je la tempérai, un jour, quand
l'idée me vint que, si la châtelaine tardait tant à déballer ses cartons,
c'était peut-être bien pour que je l'y décidasse et que, afin de l'y décider,
j'exprimasse le souhait de m'installer avec elle, souhait qu'elle-même
ne pouvait guère exprimer, connaissant ma femme, dont je ne lui avais
point caché l'existence, et dont elle savait que j'entendais tant soit
peu la ménager. Et, en vérité, autant j'avais mollement nourri ce rêve
de vivre avec la châtelaine en son château, autant, m'avisant que sans
doute c'était ce qu'elle espérait, je n'avais plus envie de le nourrir,
ce rêve, qui dans son esprit, si j'ose dire, prenait corps, devenait quelque
objectif palpable. D'autant que, le soupçon aidant, j'en arrivais à me
demander si la châtelaine, au fond, n'était pas venue s'y installer, dans
ce château, à seule fin de m'y enclore, moi ou un autre, du reste, et
voilà, me disais-je, en quoi consistait sa belle liberté, enfermer un
homme, vraiment, et dès lors, avec la châtelaine, mes relations se distendirent. Elle n'y était pour rien, sans doute, elle n'était pas responsable de ce
que j'imaginais à son propos, mais de fait c'est moi qui d'abord m'éloignai
d'elle, modérément, toutefois, en répétant mes retards à nos rendez-vous,
par exemple. Et celui que j'entendais honorer, ce matin-là, se grevait
d'un retard supplémentaire, dû à la mort de ma femme, donc, comme si la
mort de ma femme, donc, comme si la mort de ma femme n'eût en rien contribué
à me rapprocher de la châtelaine, comme c'eût pu faire sens, mais au contraire
se fût inscrite dans le lent déclin de mes relations avec la châtelaine.
Paradoxe dont, à vrai dire, je ne saisissais pas toute la logique, d'autant,
me disais-je, que je suis assez content de la voir, ce matin, la châtelaine. C'est que, même si je ne voulais pas me l'avouer, j'avais bien besoin d'un peu de réconfort. Et, en arrivant devant le château, au sommet de la grande pelouse circulaire d'où l'on découvrait le bocage alentour, c'est avec un certain soulagement que, dans la niche ménagée sous le double escalier, je rangeai mon vélo. (à suivre) |