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  john baude, impressions d'Afrique

  

                       

De l'aéroport à la ville, la route ondulait, contournait les flancs d'un mamelon, phare émergé de contrées infiniment planes. La chaleur se faisait pesante, je m'abandonnais sur mon siège, heureux de filer vers la ville et le visage en sueur, je regardais. Ces lieux que je ne connaissais pas, ces terres desséchées gagnées par des herbes jaunies défilaient. La vie me semblait presque absente, comme terrassée, écrasée au sol. Déjà, aux abords de la piste d'atterrissage, la tôle des hangars d'avions semblait recueillir et concentrer toute la chaleur et la lumière aveuglante de l'après-midi, rendant l'air étouffant et le moindre geste inhumain. Nulle présence ... jusqu'à ce que, nu-pieds, vêtu d'un short rouge, le premier enfant noir que découvrit un virage, avançât sur le bas-côté de la route.

Dakar sembla une ville presque ordinaire: villas et ambassades des quartiers résidentiels retirés faisaient face à l'océan; sur la plage, des coureurs à pieds effectuaient leur entraînement quotidien; la place de l'Indépendance était semblable aux autres places. Cependant, des quelques images floues et fugaces du premier jour, des souvenirs plus confus encore et façonnés par le temps, demeure l'apparition de femmes jeunes, droites et fières, au pas lent sur les rares avenues ombragées, coiffées et parées de couleurs réputées inconciliables qui, sur elles, sur leur peau très noire, devenaient à la fois éclatantes et harmonieuses, d'une grande élégance.

Dakar se révéla le lendemain.

La foule dense progressait lentement d'une échoppe à l'autre, des étalages de bibelots ou de tissus imprimés aux cassettes de musique africaine. Peu importait que l'objet convoité, souvenir aux allures de statuette ou de bijou clinquant, figurât ou non sur les étalages : une chaîne d'entraide se déployait et le découvrait, fût-ce à l'autre bout de la rue. L'essentiel était que le commerce et son lot de transactions et de marchandages déchirants pussent s'épanouir pleinement. Toutes ces rues et leur cortège d'habitués, de badauds et de touristes convergeaient vers un édifice dont les arabesques évoquaient une mosquée quoiqu'il abritât le marché Sandaga. Surpris par ce lieu plongé dans la pénombre ou qui m'apparut tel après la lumière crue et blanche de rues déjà surchauffées en ce début de matinée, je n'avais pas prêté attention dans un premier temps à un homme jeune qui faisait mine de nous accompagner. Il nous devançait même, écartant du bras un concurrent proposant ses services, s'arrêtait, apostrophé par un marchand qu'il quittait d'une frappe amicale, reprenait ses commentaires alors que nous nous enfoncions dans cet endroit, sombre et coloré. Des femmes fortes, juchées sur leurs étals et assises en tailleur, régnaient sur les allées de fruits et légumes. Les odeurs d'épices, de viandes, d'abats et de poissons recueillies jusque là, se mêlaient peu à peu. Camelots et marchandises pressés les uns contre les autres le long de chemins souvent tortueux, faisaient de ce lieu plutôt vaste un marché étroit, confiné, où flottaient un étrange parfum rance et une maigre lumière filtrée par des toiles suspendues ici et là. Pour être complète, la visite menait à la terrasse. Passant devant un vieux compteur électrique poussiéreux, laissé là par les “ sales Français ” comme il était dit d'un ton plus amusé que convaincu, nous atteignîmes la terrasse large et nue qui offrait un point de vue sur Dakar. Où que je me tourne, aussi loin que je regarde malgré la brume de chaleur qui enveloppait la ville, je trouvais une chape de tôles et de toiles enchevêtrées qui couvait la clameur propre aux grandes villes, à la fois sourde et diffuse. L'agitation et la fébrilité de ce quartier que je ne pouvais percevoir de la terrasse mais dont la clameur paraissait si bien témoigner, me laissaient un peu rêveur et contemplatif. “ On a tout son temps, on est en Afrique ” répétait à loisir notre guide.

C'est encore imprégné de ce marché aux scènes et senteurs peu familières, encore songeur à la vue de la ville entière, que je regagnais la rue où du reste le marché s'étendait jusque sur la chaussée; fruits et épices disposés sur des tapis attendaient qu'enfin un client s'accroupît. J'avançais ainsi lorsqu'une ombre se profila, celle d'un chien peut-être, le long de ces mêmes fruits et épices. Je tournai la tête. Avec une agilité extrême quoiqu'invalide, un homme rampait. Il mendiait aussi. Les passants avançaient, s'éloignaient, déjà d'autres arrivaient dans un flot ininterrompu. Je le regardais, abêti. Quelques instants lui suffirent à parcourir la longueur de l'étalage. J'avais l'air de ne plus savoir combien ce pays était miséreux - peut-être ne l'avais-je jamais su. Il se fondit dans la masse opaque et mouvante des pantalons, des robes et des boubous et disparut.

Robes et boubous, l'artisan d'un quartier moins fréquenté en confectionnait sur commande dans une petite échoppe étroite. Tandis qu'il se dirigeait vers des cartons, comme guidé par un rangement où je ne voyais que fouillis, j'étais attiré par le bruit des machines, des machines à coudre. La fine aiguille blanche montait, descendait, assénait infailliblement ses coups mécaniques et réguliers que l'étoffe assourdissait à chacune de ses incisions. Les pauses étaient brèves et la hargne un moment contenue pouvait se réveiller brusquement. Le silence se fit quelques instants. Ils jetèrent un regard furtif et souriant, celui de garçons attentionnés, âgés de quinze ans à peine. Et l'aiguille reprit sa course effrénée, et je continuai ma promenade à travers la ville.

Ce n'était déjà plus le début d'après-midi accablant qui anéantit toute ardeur, toute velléité, tout sursaut, qui réduit à la paresse, à l'assoupissement. Ce n'était pas encore le début de soirée où les voitures encombrent les rues de la ville, où les bus épuisés, bondés et craquants, aux toits et parois surchargés de colis et d'hommes, retournent vers les banlieues dans un nuage de poussière grandissant à mesure qu'ils s'éloignent de la ville. La ville à ce moment précis hésitait entre la léthargie finissante et l'agitation à venir, moment où jeunes et vieux commençaient à quitter l'arrière-fonds des maisons et échoppes pour une pause sur le seuil de leur porte.

Les voleurs semblaient observer eux aussi ce rythme imposé par le climat quoique le touriste y fût moins sensible. De nouveau ils se pressaient autour de ces gens si facilement repérables, au visage blanc mais parfois rougeoyant, qui s'enhardissaient dans ces contrées exotiques en arborant des shorts multicolores et fleuris, lesquels exhibaient les jambes d'un blanc blafard. Le voleur engageait spontanément la conversation, harcelait de questions, complimentait sur les sentiments dépourvus de racisme à la première réponse donnée, tendait à gagner la confiance et, avant que le premier signe d'irritation ne se manifestât et ne le maintînt à distance, il tentait sa chance, agrippait le bras qu'il serrait fortement et, d'un geste leste, en arrachait le bracelet-montre. Si d'aventure les choses ne se déroulaient pas selon ses plans, il revenait dans les pas tout sourire, reprenait le feu de ses questions et récidivait à la première occasion propice. Tout cela se faisait sans violence, presque dans la bonne humeur, comme si le voleur était persuadé que la victime consentait à être victime, comme si, par sa seule présence ici, à Dakar, le touriste blanc expiait une grosse faute inavouée dont le vol eût constitué naturellement une partie du tribut et pour lequel il s'offusquait dans le seul but de préserver les apparences. D'autres qui ne travaillaient pas, les estropiés, les malades, les vieux ou les très jeunes demandaient l'aumône. Une vieille femme, un visage strié, un bras maigre et suspendu que prolongeait une longue main osseuse se tendaient peu à peu vers la vitre d'une voiture arrêtée là, à un feu de signalisation. Ce n'était ni la gêne, ni même la détresse - la main venait d'effleurer la vitre que le feu devint vert et la voiture démarra - mais la résignation. Invalidités et maladies présentes sous une forme extrême, comme si cette terre africaine générait la souffrance à son paroxysme, jaillissaient à tout moment sur le trottoir d'une rue, sans honte, sans pudeur, à la vue de chacun, qui hâtait ou ralentissait le pas mais regardait, enfin passait et ne voyait plus.

Un cri enfla soudain dans la rue. Légèrement courbé, pourvu d'un long bâton en bois qu'il ne cessait de brandir, un homme déjà vieux lui aussi, vêtu de blanc, se précipitait vers le passant. Il l'accompagnait un bref moment avant de le laisser filer, comme s'il le chassait du trottoir, son trottoir érigé en domaine dont il entendait bien garder les abords. Surpris, je m'écartai quelque peu, il est vrai moins soucieux de respecter ce sanctuaire imperceptible que d'éviter le bâton menaçant. Je pus poursuivre mon chemin sans encombre - mais j'entendais encore au loin ses incantations rauques.

Les bus, sous le soleil rougissant d'une journée ardente qui s'achevait, sur l'asphalte encore molle, s'ébranlaient vers les faubourgs de Dakar.

Bruno et Nathalie nous avaient hébergés, Jacques et moi, dans leur appartement situé dans le centre de la ville, non loin de l'avenue Georges-Pompidou très animée mais peu sûre. Dans les premiers temps, sous le choc des recommandations de prudence et de la nouveauté de la situation, nous allions bien seuls acheter le pain dans une rue voisine mais l'odyssée s'arrêtait là. Puis, par incursions successives, s'élargissait peu à peu l'aire de nos promenades solitaires.

Trois fois par semaine une femme quittait le quartier de la Médina et venait par le bus travailler dans l'appartement. Depuis trente ans au moins la “ fatou ” se livrait aux activités ménagères chez des coopérants français. Lasse, parlant peu, dés la fin de matinée elle se tenait dans la cuisine où elle préparait poisson ou poulet accommodé au riz, où elle prenait son repas une fois que nous étions servis.

Une semaine s'était déjà écoulée et nous avions le sentiment que nulle chose ici ne restait à voir que nous n'eussions déjà vue. Jacques désirait se rendre en Casamance et ce projet me séduisait plutôt. Plusieurs attentats survinrent alors dans cette région et, bien que le risque de nouveaux troubles se dissipât vite à l'annonce des nouvelles, je songeai à renoncer.

Nous partîmes le lendemain soir, flanqués d'un sac et, peu gaillards, descendîmes la longue rue qui menait de l'appartement au port. L'impression d'infinie langueur nous quittait pour la première fois.

Nous nous réveillâmes tôt dans la matinée. L'homme que je tenais depuis la veille au soir pour le capitaine de l'embarcation, était non loin de là, non loin des banquettes sur lesquelles nous avions dormi. Accoudé au bar, oisif, il semblait amusé des plaisanteries qu'il adressait au cuisinier noir qui préparait le petit-déjeuner. La chaleur était déjà forte. Chacun finissait par se complaire dans sa position avachie, rétif à l'idée de tout mouvement, le bateau et le soleil de continuer leur route. Le capitaine ou supposé tel, debout au milieu de la pièce étouffante, ne s'adressait plus au cuisinier. La chemise imprégnée de sueur et collant à la peau, le crâne presque chauve et moite, orphelin d'une casquette froissée entre ses doigts, se tournaient vers une femme, la seule femme présente parmi les quelques passagers. Elle écoutait ses mots spirituels d'un air poli.

Je m'arrachai à mon siège; du robinet installé dans les toilettes rudimentaires jaillissait l'eau fraîche, s'écoulant lentement sur la joue, soulagement aussi doux qu'éphémère. Dans la pièce voisine, assis sur des bancs en bois, se tenaient les Noirs, nombreux, en troisième classe. Surpris dans un premier temps, je me souvins, oui, bien que je ne pusse identifier les traits des visages, que ces hommes et femmes étaient derrière, devant moi dans la queue au guichet d'embarquement, que j'étais parmi eux sur le quai et la passerelle à la tombée de la nuit, et que, une fois monté à bord, je les perdis de vue au détour d'une coursive.

Sur le pont je tentai de respirer un peu sans que la moindre brise ne vint m'y aider. Avec ma chaise je luttai contre l'ombre galopante qui nous fuyait sitôt que nous croyions l'avoir saisie quelques instants. Peu à peu réduite à sa peau de chagrin, elle s'évanouit.

L'estuaire de la Casamance approchait. Le fleuve s'ouvrait, large et calme, sans ombre aucune, dans un long silence; le déplacement de l'eau languissante, fendue par la proue à l'évolution lente et régulière, troublait à peine ce monde apparemment inerte. Mais cette nappe d'eau jusque là lisse et plane fut subrepticement froissée : une houle, légère, battit le flanc de la coque; contre cette carcasse ventrue de ferraille fraîchement repeinte vint s'échouer une pirogue frêle et longiligne, taillée dans le bois de ces arbres élancés qui couvraient les îles aux alentours. De ce ponton de fortune, chancelant au gré de la houle qu'il avait fait naître dans son sillage, une dizaine de femmes, portant paniers et baluchons, saisirent l'échelle courant le long de la coque et se hissèrent à bord. L'escale fut brève et le bateau reprit son lent cheminement.

Les méandres se firent progressivement plus étroits, les rivages plus distincts, l'eau plus reposée encore. De l'épais bandeau de végétation que la cime des arbres séparait du ciel au bleu voilé, émergèrent les toits à la couleur orangée coiffant deux entrepôts à fleur de l'eau : Ziguinshor nichée dans l'ultime courbe de la Casamance.

Cela ne ressemblait pas à une ville mais plutôt à un lieu perdu venant buter sur le fleuve qui le reliait au monde, havre isolé, point unique sur une carte vierge. Le fleuve charriait cet après-midi là d'arrière-saison quelques touristes peu nombreux mais très attendus, au milieu des notables blancs à l'allure assurée. Alors que l'équipage éprouvait les plus grandes difficultés à amarrer le bateau, la foule des badauds grossissait. De jeunes enfants, impatients après une heure de manœuvres infructueuses, agitaient la main en signe de bienvenue puis, dans ce geste universel de l'index et du pouce, nous invitaient à nous montrer généreux. Les contournant au plus vite, Jacques et moi prîmes la première rue à la recherche du campement. Escortés par Bob et Samba, plus opiniâtres, qui s'étaient hâtés d'effectuer les présentations, déclinant leurs prénoms entre deux demandes de cigarettes, nous avancions, sourds, tout à la monotonie des étendues traversées et soudain troublés par la nouveauté de sensations inconnues. Nous empruntâmes une autre rue, large, déserte, livrée aux débordements rouge vif des flamboyants qui par-dessus nos têtes déployaient leurs fleurs en bouquets. De part et d'autre de la rue, derrière les feuillages à claire-voie se profilaient les contours de bâtisses aux couleurs passées, rongées par l'oubli, ternies par les pluies d'été : demeures coloniales surprises dans la touffeur de l'après-midi, condamnées au charme suranné de temps à jamais révolus.

“ Encore une ! ” s'adressa de nouveau à Jacques qui, ouvrant son sac sur le quai, avait révélé un trésor bien convoité : deux ou trois cartouches de cigarettes. Quelque peu dégingandé, Bob affectait le genre on est tous potes et pour célébrer cette camaraderie toute fraîche, scellée dans l'épreuve de cheminer ensemble sur la grand-route, il s'enquît de notre goût à fumer autre chose que du tabac.

Les façades au blanc sale se suivaient, les unes flanquées des couleurs nationales vert, jaune et rouge, fleuron de la préfecture ou du poste de gendarmerie, les autres quoiqu'habitées exhalaient un parfum d'abandon. L'éclat des villas dakaroises n'était plus et il paraissait bien improbable que se tînt là quelque fête - quelque fête semblable à celle du premier soir à Dakar.

Une partie de la communauté française coopérant au développement de l'Afrique se trouvait alors réunie autour de verres d'alcool, de mets exotiques et de viandes grillées au barbecue. Les souffles épars et spasmodiques de la nuit chaude et insouciante avivaient les braises. Des femmes noires aidées des épouses de coopérants assuraient le service tandis que replié dans l'encoignure du salon, débarqué quelques heures plus tôt, je découvrais cette communauté : groupe de gens aux trajectoires diverses convergeant vers les contrées tropicales où ils avaient en commun l'assurance et la jouissance d'une opulence rare. Dans cette ambiance de happy few où se mêlaient rires étouffés et vapeurs d'alcool, une femme, actrice à ses heures et foyer des regards à souhait, esquissait quelques pas de danse sur un air de tango langoureux. Depuis la terrasse jusqu'à la grille d'entrée toute proche, la musique et les voix se faisaient plus feutrées mais les lumières de la fête perçaient à travers les lamelles en bois des stores. Une faible lueur enveloppait l'allée et dans la chaleur de la nuit clair-obscure, deux yeux luisaient : une ombre accroupie, un garçon noir gardait la villa.

Le campement de Ziguinshor ouvrait sur une cour intérieure délimitée par des baraquements qui abritaient les chambres. Deux matelas étaient disposés sur le revêtement en ciment qui courait jusqu'à la douche située dans la pièce voisine. Seule notre chambre se trouvait envahie par le ronronnement de la soufflerie installée pour les voyageurs venus du nord. Seuls dans une petite case aux parois ajourées, au milieu de la cour, nous prenions notre repas composé de riz et de poulet que préparait le cuisinier du campement.

Cette nuit-là fut courte.

Le réveil sonna tôt aux appels du muezzin, qui du haut du minaret portaient sans conteste jusque dans les demeures les plus éloignées et les sommeils les plus profonds. Puis venaient le chant du coq et les pleurs d'enfants qui fendaient le silence de l'aurore naissante. Enfin paraissaient Bob et Samba à l'entrée du campement, sûrs de ne pas manquer ainsi leurs deux amis, une aubaine en cette saison touristique qui s'achevait.

Au programme de la journée figurait la visite du village d'Affiniam situé sur la rive opposée du fleuve. Samba avait acquis l'autorisation de diriger l'embarcation et volé le rôle de guide des eaux et marais des alentours au jeune propriétaire de la pirogue qui la lui sous-louait. Cet arrangement avait suscité la veille quelques échanges plutôt vifs venant rompre les propos las d'une fin d'après-midi, que tenaient un groupe de jeunes gens assis sur des troncs d'arbre le long du fleuve, en un endroit qui semblait leur être un lieu de réunion familier.

Je montai le premier dans la pirogue qui, surprise de cet occupant peu averti, faillit bien chavirer. Après avoir traversé la Casamance encore large, la pirogue longea le bôlon à la recherche du marigot. Il s'ouvrit brusquement, émergeant de la masse confuse et uniforme des palétuviers touffus. La pirogue se faufila dans ce bras mort du fleuve, corridor sinueux aux eaux stagnantes, sous les voûtes feuillues que supportaient des racines abondantes, plongées dans une terre lissée par les crues, couleur de glaise. Ce boyau fait de branchages en arceaux dans lequel nous pénétrions toujours plus avant, juchés sur notre coque en bois, semblait ne jamais finir d'un méandre à l'autre si bien que la sortie du marigot débouchant sur un vaste étang parut bien soudaine; elle surprit même des oiseaux qui saluèrent notre venue d'un claquement d'ailes, signe d'un envol précipité.

S'ensuivait une bande de terre asséchée à l'herbe rase qui butait quelques centaines de mètres plus loin contre une muraille obstruant l'horizon; épaisse et drue, la forêt était là : d'apparence impassible, presque inquiétante de force contenue. Le village d'Affiniam se tenait non loin de la lisière, surgissant derrière ces arbres étonnants de majesté qu'étaient les fromagers. Cette haute futaie était si différente des baobabs à la réputation usurpée de gigantisme, qui étaient apparus en fait noueux, trapus et nus à travers les étendues ocres et monotones du Siné-Saloum.

Un homme âgé vint à notre rencontre, heureux de nous montrer la case construite de ses mains, et nous introduisit au village. Déjà une foule d'enfants curieux nous entourait. La timidité première les tenait légèrement en retrait avant qu'ils ne pussent oser, dans un élan de hardiesse, effleurer cette peau blanche pourtant maintes fois vue, maintes fois touchée - les touristes dans la région étaient nombreux - et qui semblait néanmoins réveiller leur goût de l'étrange. Dix enfants me suivaient, un à chaque doigt auquel il se cramponnait tout en éloignant les gêneurs éventuels tandis qu'alerté par les cris je cherchais des yeux les chauve-souris qui évoluaient par dessus nous d'un fromager à l'autre. Je me retrouvai un peu dans la situation de Babacar, un ami sénégalais, qui lors d'un voyage en Union Soviétique était devenu l'attraction des jeunes élèves d'un kolkhoze perdu dans la campagne.

Le lendemain nous avions troqué la pirogue contre le taxi en direction d'Elinkine, dernier village avant l'océan. De temps à autre une forme longiligne camouflée d'une bâche verdâtre semblait à l'état de veille, dressée, à l'écoute du moindre cliquetis d'acier: une batterie d'artillerie dissimulée dans les fourrés. Après l'explosion survenue contre un pont quelques jours auparavant, circulaient à présent des rumeurs persistantes d'incidents frontaliers avec la Guinée-Bissau voisine et l'armée, tendue par la présence d'une guérilla indépendantiste, multipliait les barrages routiers où la blancheur de peau tenait lieu de sauf-conduit. Quant à Jacques et moi, nous rivalisions d'astuces pour éveiller - en vain - l'attention de crocodiles assoupis et de serpents indolents d'un petit zoo que Samba s'était piqué de nous faire visiter dans le souci de justifier le forfait exigé pour la journée.

Une seconde halte eut lieu pour nous entretenir des rites sacrés d'un fromager. Le village en bordure de route était ordonné autour d'un énorme fromager qui présentait en son tronc une cavité oblongue. Là, en cas de cérémonie funèbre, reposait le défunt à qui le sorcier destinait pour la nuit à venir un grand verre de vin de palme. A l'aube le verre était vide.

Enfin ce fut Elinkine : une seule rue poussiéreuse menant elle aussi à un fromager, puis à la mer, aux pirogues de pêcheurs échouées sur des rivages de sable, aux tables en enfilade sur lesquelles des poissons séchaient au grand air dans des effluves nauséabonds. Bijoux et statuettes s'étalaient également - la grand-plage pour touristes n'était pas loin. A l'intérieur du campement, dans une petite alcôve en bois ceinte d'un voile blanc, j'étais étendu, sueur et poussière mêlées, gagné par une de ces fatigues latentes et douces qui ne s'abat pas au terme d'une journée harassante mais se développe dans un temps bercé par le laisser-aller et l'oisiveté, dont la vanité chaque jour plus manifeste et lancinante finissait par me peser. La présence d'une douche eut un effet stimulant et je me précipitai sous le débit d'eau continu qui se mua vite en un mince filet, puis la source se tarit. Entre-temps le bruit insolite de l'écoulement d'eau avait attiré l'attention de poules dont le caquetage se rapprocha. Entre deux tiges en bois dissimulant la douche, le village vivait, travaillait : paysans et pêcheurs bâtissaient la charpente de la maison d'un des leurs; plus près des jumeaux qui savaient marcher depuis peu s'exerçaient avec entrain, s'agrippant au boubou de leur mère sitôt que l'équilibre encore précaire menaçait de se rompre; la mère levait le pilon d'un geste ample et régulier puis abaissait la masse dense et lourde et, avec une énergie farouche, écrasait le riz dans le mortier. Dans l'attente de l'eau qui ne revenait pas, la vie du village se révélait ainsi, par les fentes de la palissade, entre deux barreaux en bois.

Alors que Jacques et moi remontions la rue jusqu'à la sortie du village, une porte grande ouverte laissait échapper d'une salle de classe l'ânonnement d'une leçon. Les regards fixant le tableau noir brusquement obliquèrent vers la porte. Cela était presque une invitation mais nous hésitions à interrompre les couplets repris en chœur dans une communion fervente. Le mal était fait néanmoins, l'attention s'était relâchée et l'instituteur caché par l'embrasure de la porte, soucieux de découvrir quel rival avait ainsi ébranlé son autorité, s'avança sur le seuil et nous fit signe d'entrer. La classe se leva d'un bond dans un murmure d'étonnement et dans un fracas de chaises tirées brusquement, comme s'il s'agissait du directeur en tournée d'inspection. Les yeux rieurs qui nous suivaient non sans malice attestaient heureusement du contraire. Tandis que Jacques se croyait tenu de jouer le rôle de l'aîné sage et vertueux exhortant au travail, je fixai les flèches tracées sur une grande carte murale : elles décrivaient la traite des Noirs avec, en guise de légende, les noms de quelques Africains morts en la combattant. Ces noms, je ne les connaissais pas; ces flèches, je ne les avais plus à l'esprit. De ce commerce triangulaire instruit une heure durant - le temps d'un cours d'histoire - puis enfoui dans la mémoire; de cette déportation qui avait assuré les débuts prospères de la civilisation marchande, je n'avais pas eu conscience avant cette minute, avant que je ne me rendisse au hasard des promenades dans une salle de classe d'un village africain.

L'île de Carabane était presque inhabitée - seul un vieil homme distillant son vin de palme semblait y vivre. Une chapelle n'était plus que ruines, des tombes affaissées résistaient encore à l'engloutissement par la terre sablonneuse. Le piroguier qui nous avait conduits d'Elinkine à Carabane pointa de l'index une stèle. Là, devait-il expliquer, était enterré debout un capitaine, geôlier sinistre des Noirs en partance pour l'Amérique, assassiné d'une lance un soir de révolte.

Le temps au cours jadis chaotique et violent s'étirait à présent dans le calme de l'abandon. L'agitation du monde semblait avoir son île déserte.

Le frémissement des feuillages trahit un léger souffle: le vent du large cingla la torpeur qui s'était emparée de l'île et m'engourdissait. La lueur fauve du crépuscule approchant, telle un voile, s'étendait sur la Casamance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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