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SOMMAIRE n° 7
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frédéric tachou, politique expérimentale d’un réalisateur de films.

Si l’on veut connaître le cinéma expérimental, il faut habiter dans une grande ville. Là, la multiplicité des événements culturels peut offrir dans ses recoins quelques occasions de voir du cinéma expérimental [1] . Bien sûr, quelques villes, moins grandes, offrent régulièrement ou ponctuellement la possibilité de faire un petit tour d’horizon de la production dite expérimentale lors de festivals qui lui sont dédiés ou qui lui ouvrent une section. Cela suppose déjà de se déplacer, voire de voyager, pour celui qui voudrait à tout prix savoir vraiment ce qui se passe, ce qui se fait, ce qui se voit, dans ce domaine. On pourrait dire à première vue qu’il en va de même pour le cinéma en général : vaste et divers mais dont beaucoup de gens ne voient qu’une très faible part, un succédané, une sélection. La télévision, les éditeurs de K7 et de DVD, les magazines et les journaux complètent en partie l’expérience du spectateur du cinéma tout court (qui en tant que téléspectateur n’a plus à se déplacer). Au moins a-t-il l’idée que beaucoup de films existent. Mais le cinéma expérimental n’a pas, ou pour le moment a très peu, ce privilège d’exister dans ce qui est couvert par tous ces médias. Cette différence qui dans l’absolu peut sembler relative est pourtant essentielle, car elle explique pourquoi il faut aller presque toujours à la rencontre du cinéma expérimental, pourquoi aussi il entretient dans sa sphère une manière de se penser lui-même dans des termes de distinction, de démarcation, de séparation, d’avec le cinéma tout court.

Il y a des raisons objectives pour le distinguer, et pas seulement de l’ordre de la diffusion ou de la visibilité. Par exemple, les techniques de fabrication opposent souvent le système d’auto production du cinéma expérimental à la production conventionnelle fondée sur le principe d’une activité de sociétés engageant des relations financières, industrielles et juridiques de plus ou moins grande ampleur. La relation au matériau cinématographique est aussi souvent très différente. Dans le cinéma expérimental, le caractère unique de certains travaux rend impossible la multiplication des copies (utilisation de l’inversible 16 mm ou Super 8) [2] , la répétition de la projection (exploitation du phénomène d’entropie, d’usure ou de destruction du support film, vidéo analogique ou vidéo numérique, dispositifs combinés supposant un aménagement particulier de l’espace de projection,…) ou bien encore fonctionne selon des procédés techniques qui ne sont pas standards (intervention sur les paramètres – vitesse, luminosité, filtres, plan de projection, fréquences… – et le matériel – support, projecteur, écran…). Eloge du cinéma expérimental de Dominique Noguez [3] est un ouvrage intéressant, entre autre chose pour l’inventaire qu’il dresse des éléments de distinction et de caractérisation du cinéma expérimental.

Parce que l’expérience accumulée dans le passé dans les zones périphériques est potentiellement intégrable dans la sphère de diffusion et d’échange du marché culturel et commercial [4] , que la technique cherche à diminuer les coûts d’exploitation des effets visuels « nouveaux » ou spectaculaires, la réflexion sur le champ dit « expérimental » doit déplacer sans cesse son centre de gravité. A défaut de quoi, sous l’influence de ces forces croisées (neutralisation et « travail productif »), on devient vite « positiviste », c’est-à-dire arbitre d’un jeu de concurrence où l’innovation dans un domaine doit toujours précéder la norme dans un autre, concurrence aussi entre les époques, les genres, les options formelles, les modes opératoires, les réseaux ; le tout décrivant un phénomène naturel de progrès artistique et technique stimulé par la diversité des goûts. Des changements existent, du mouvement.

Il y a donc à détecter dans ce mouvement, une dialectique, centre de gravité d’où peut se déployer de manière fructueuse une réflexion (c’est à dire un prolongement critique dans le plan du langage des enjeux de l’œuvre) et une pratique.

La puissance de réification de la sphère culturelle infléchit un peu la conception des outils technologiques dans le sens d’une atomisation et d’une autonomisation de chaque exemplaire de l’outillage : dans les sociétés riches, tout le monde se doit d’acheter un ordinateur et des logiciels toujours plus performants rendant chacun potentiellement apte à devenir réalisateur et producteur de ses propres images [5] . Un pas supplémentaire est franchi dans l’émancipation du réalisateur à l’égard des anciennes procédures techniques. Quelques milliers de francs permettent de numériser, de monter et de travailler des heures d’images dont l’enregistrement lui-même n’a pas coûté grand chose alors que dix ans derrière nous les mêmes opérations en vidéo analogique étaient inaccessibles [6] .

Un peu comme pour rendre des clients capables de consommer une variété très étendue de marchandises il faut cultiver leur faculté de concevoir et d’exprimer des goûts personnels, les réalisateurs peuvent produire leurs films personnels à l’adresse de spectateurs susceptibles d’accepter toute sorte de films. On peut remarquer ici l’écho de cette phrase de Max Horkheimer et Theodor Adorno écrite en 1944 dans l’essai intitulé L’industrie culturelle : « La fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement. » [7] .

Dès lors, peut-on croire en la possibilité de produire une expérience visuelle dans le cadre du cinéma expérimental dont l’enjeu se limiterait à démontrer qu’elle n’est pas inféodée ?

Produire des images spontanées et personnelles librement, c’est prendre le risque de n’exprimer qu’une liberté relative et de participer à la rationalisation du rapport entre le singulier et le majoritaire, clairement contribuer à noyer le rapport entre l’image planifiée, dominante, et l’image libre, critique [8] . L’image dominante est une image qui comble simplement un espace qui avant elle était vacant, disponible. Les expérimentations sur les matériaux cinématographiques et vidéographiques ont exercés un moment ce pouvoir corrosif de la lucidité sur ce qu’étaient ces matériaux, la lumière s’est retournée contre sa source, mimant sans relâche ce mouvement caractéristique de la modernité : le retournement critique. Mais David Lynch peut encadrer dans les normes conventionnelles de la dramaturgie une séquence de 7 minutes dans Twin Peaks qui fonctionne comme une bande de Michael Klier (Der Rise 1983). De même, les images « Chromakyéisées » que l’on voit dans le rêve de Jean-Loup dans Pierrick et Jean-Loup font de la musique de Pierrick Sorin (1994) évoquent avec un indéniable mépris l’importante production expérimentale des années 70 s’inscrivant dans le sillage du fameux Global groove de Nam June Paik (1973). Ces exemples servent aussi à montrer au passage comment le fait de croire que le cinéma expérimental détiendrait seul ce pouvoir corrosif est une erreur d’analyse. Son territoire n’a pas de frontières hermétiques. Au grand désespoir d’une partie de ceux qui s’en revendiquent, des plasticiens et des cinéastes « normaux » se tendent la main par dessus leur tête. Beaucoup des premiers cinéastes expérimentaux venaient des arts plastiques (dadaïsme, avant-garde russe, surréalisme) et le nom d’Andy Warhol suffirait à lui seul à clore la discussion. D’autre part, qu’une proposition expérimentale accède au statut de film reconnu et largement diffusée, ne signifie pas que son pouvoir de corrosion ou de subversion soit automatiquement anéanti (voir Buñuel). On voit là ce qu’il faut entendre par « corrosif » : une action critique qui, comme une substance chimique qui s’attaque à une autre, ne la détruit pas, mais en révèle la nature profonde. Une telle erreur d’analyse est surtout regrettable parce qu’elle alimente un autre processus, le grand processus concurrent. Il rend possible qu’un spot publicitaire ou un vidéo clip produit par une énorme maison de disque reprenne, plagie ou pastiche une image qui fut le produit d’une « expérience ». L’art de ces chimistes montre comment la « démultiplication des possibles » dont parle Rancière dans La fable cinématographique [9] à propos du cinéma en général concerne aussi la globalité des moyens de produire des images, une globalité pleine de vacances, c’est à dire de lieux de rendez-vous où le réalisateur expérimental croyant arriver en avance serait déjà attendu. Les images dominantes (dont on décèle facilement la présence dans le domaine cinématographique expérimental à travers les « tendances » - la « tendance » indique un lieu de rendez-vous) reflètent alors une fausse liberté et à l’intérieur desquelles toute fonction critique est neutralisée. « Expérimental » désigne alors tout ce qui appartient à la sphère d’activité d’un individu particulier, à sa faculté d’utiliser les outils mis à sa disposition pour, lui aussi, faire des films et « interroger » de tous ses moyens intellectuels au mieux agrémentés d’ironie, au pire de candeur, le vaste monde des images et l’art de les agencer. Ses images sont des images particulières, comme lui est un individu particulier invitant les autres à accepter dans une relation réconciliée, ses choix, ses goûts et ses envies. Qu’une telle définition s’impose dans l’esprit des institutions culturelles et dans celui d’une majorité de gens appartenant au cinéma normal ou à la télévision semble aller de soi. Qu’elle domine l’esprit d’un grand nombre de ceux qui se réclament du cinéma expérimental est en revanche plus problématique.

Mais elles ne sont jamais tout à fait comme cela les images, jamais « pures ». Comme elles rendent sujet celui qui les voit et sujet la question globale des images, l’expérience proposée par le film expérimental porte inévitablement sur un ensemble de relations et de connexions entre beaucoup d’images et beaucoup d’expériences. L’objet privilégié du cinéma expérimental, c’est le matériau cinématographique lui-même. La définition que l’on donne à ce dernier détermine donc la portée de la pratique expérimentale. Si celle-ci évacue la violence que l’idéologie et la réification culturelle font subir aux images, le sujet lui-même qui les produit ne se perçoit pas dans le monde comme sujet socialement déterminé dont le libre développement de la subjectivité et du jugement sont sans arrêt menacés [10] . Mais celui qui devient sujet par ces images peut tout à fait ressentir le caractère limité de la définition du matériau, par conséquent la faiblesse de l’éclairage que les images apportent sur celui-ci et le faible niveau de représentation de sa propre expérience de la violence. Il n’est pas question de circonscrire un « horizon d’attente » fixant les exigences qu’il conviendrait d’adresser au film expérimental, simplement de relever que chaque film est mesuré aux tâches que ses propres images lui imposent. Satisfaire une attente c’est comme raconter une jolie histoire avant de s’endormir, faire correspondre comme un décalque parfait la « fable cinématographique » et la « fable des possibles » d’où l’on ne se réveille pas. Le mouvement extatique que Sergueï M. Eisenstein voulait provoquer avec ses films dans les années trente indique déjà par son nom même comment il s’agissait d’ébranler et de transformer la conscience du spectateur bien au-delà de ce à quoi il pouvait s’attendre. Il n’y a pas de raison que le cinéma expérimental se situe en-deça de cette ligne générale. En usant peu, ou de manière non conventionnelle, des éléments classiques du matériau cinématographique (récits, fiction, personnages, identification, structure dramaturgique, formats, capitaux importants,…) le cinéma expérimental insiste sur d’autres types de liaisons, où chaque cellule constitutive de l’ensemble, chaque articulation, représentent la situation générale de ses images particulières par rapport à toutes les autres, et la situation de toutes les images par rapport à tout ce qui n’est pas de leur ordre. Il est très douteux, que les propositions du cinéma expérimental puissent échapper au régime de la représentation. Les mues de ce régime et la partie liée qu’il a avec l’idéologie, obligent le cinéaste expérimental à être lui-aussi un idéologue, à refuser l’isolement dans sa sphère et à planifier soigneusement des opérations d’envergure (comme par exemple Pierre Mérejkowsky). Il a peut-être encore ce privilège de pouvoir l’être davantage (idéologue planificateur) que le cinéaste « normal », de pouvoir surgir avec les faibles moyens qu’on lui a octroyé de là où on ne l’attendait pas et de tirer sur un horizon sans ligne vers lequel aucun regard n’était tourné.



[1] A Paris, par exemple, tous les jeudi soir au cinéma La Clé (5ème), projections organisées par le Collectif Jeune Cinéma.

[2] On pourrait objecter que de nouveaux tirages à partir d’internégatifs sont possibles, mais combien de films expérimentaux tournés dans ces formats, c’est à dire n’existant au départ que comme œuvres uniques ont été usés, voire perdus, faute de moyens pour réaliser les opérations de duplication toujours onéreuses ou de restauration, encore plus onéreuses ?

[3] Eloge du cinéma expérimental Dominique Noguez Paris expérimental n°9 1999.

[4] Le cas du polonais Zbigniew Rybczinski montre une activité originellement artisanale et confidentielle qui devient très vite mise au service de la réalisation de clips pour des groupes pop US avant d’être institutionnalisée et son auteur érigé au statut d’enseignant renommé en Allemagne. On retrouve le style « Zbig » dans de nombreux films publicitaires grâce à la technologie numérique qui rend plus accessibles des manipulations qui étaient très complexes avec la vidéo analogique des années 80 et 90.

[5] Réserve étant faite bien entendu de la possibilité d’intervention sur les programmes qui gèrent ces logiciels, compétence que seuls des créateurs maîtrisant une très grande partie de la chaîne technologique peuvent opérer.

[6] La possibilité technologique de faire circuler l’image sur différents supports dans tous les sens (vidéo-film-vidéo ou film-vidéo-film) est selon moi une des caractéristiques majeures des nouvelles pratiques. C’est ce phénomène qui, entre autre chose, contribue au maintient marginal du Super 8.

[7] La dialectique de la raison Theodor Adorno et Max Horkheimer. Gallimard 1974.

[8] Il n’y a pas de véritable liberté dans un monde où les rapports entre les hommes sont fondés sur la concurrence qui a pour substrat la violence pure (c’est à dire conçue et exécutée exclusivement par des hommes). Les images cinématographiques sont particulièrement sensibles aux rayons irradiants de cette violence. Il faut entendre ici « images libres » dans le sens d’images critiques à partir du moment où elles témoignent de cette violence.

[9] La fable cinématographique Jacques Rancière Seuil. Paris 2001.

[10] Le deuil de Dragana Zarevac film Yougoslave de 5’30 réalisé en 1996 était insupportable aux yeux de ceux pour qui le pathos, thème central du film, était réservé pour exprimer la souffrance de tout le monde, sauf celle des Serbes. Cet exemple, certainement marginal, mit pourtant en lumière à cette époque combien l’image de la souffrance était sécularisée pour servir des objectifs idéologiques précis. Heure Exquise ! qui diffusait ce film eut à faire face à des préjugés absolument indignes de la part d’organisateurs de festivals.